fur .

BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE CONTEMPORAINE

LES

P Y G M É E S

AUTRES OUVRAGES DE L'AUTEUR

Crania ethnica, les Crânes desj-aces humaines, décrits et figurés d'a- près les collections du Muséum d'histoire naturelle de Paris, de la Société d'anthropologie de Paris et les principales collections de la France et de l'étranger. Paris, 1873-1879. 1 vol. in-4, 528 pages, avec 482 figures dans le texte ; atlas de 100 planches lithographiées d'après nature (en commun avec M. Ernest-T. Hamy).

Hommes fossiles et Hommes sauvages, études d'anthropologie, 1884. 1 vol. gr. in-8° avec 209 figures intercalées dans le texte et une carte.

I. Premières découvertes relatives à l'homme fossile. II. L'homme des époques paléolithique et néolithique. III. Les Malais et les Papouas. IV. Les Papouas et les Négritos. V. Populations de la Mélanésie et de la Polynésie occidentale. VI. La race tas- manienne. VII. La guerre noire en Tasmanie. VIII. Migra- tions polynésiennes. IX. Maoris et Morioris. X. Les Todas. XI. Les Finnois de Finlande.

L'espèce humaine, huitième édition, 1886. 1 vol. in-8. Traduit en. anglais, en allemand et en italien.

Rapport sur les progrès de l'anthropologie en France, 1867. 1 voL grand in-8.

Unité de l'espèce humaine, 1861. 1 vol. in-12. Traduit en russe. Introduction à l'histoire des races humaines, ire partie, 1887. Gr.

in-8, avec 225 figures dans le texte et 2 cartes. Cinq conférences sur l'histoire naturelle 'de l'homme, 1 867-1 868.

1 vol. in-18, traduit en italien, en hollandais, en suédois et en

anglais (en Amérique). Les Polynésiens et leurs Migrations, 1866. 1 vol. in-4, avec quatre

cartes.

La race prussienne, 1 87 1 . 1 vol. in-12. Traduit en anglais.

Charles Darwin et ses précurseurs français, 1870. 1 vol. in-8.

Métamorphoses de l'homme et des animaux, 1862. 1 vol. in-12, tra- duit en anglais et en russe.

Recherches anatomiques et zoologiques faites pendant un voyage en Sicile, par MM. Milne-Edwards, A. de Quatrefages et E. Blan- chard. I vol. in-4, planches. (Chacun des auteurs a publié un volume à part.)

Histoire naturelle des Annélides et des Géphyriens, 1865. 2 vol. in-8 atlas de 20 planches (Collection des suites à Buffon).

Études sur les maladies actuelles des versa soie, 1850. 1 vol. in-4, 6 planches.

Nouvelles recherches sur les maladies actuelles des vers à soie. Paris,

1860. 1 vol. in-4. Essai sur l'histoire de la sériciculture, 1860, 1 vol. in-12. Traduit

en italien.

Souvenirs d'un naturaliste, 1854. 2 vol. in-12. Traduit en anglais.

LYON.

IMPRIMERIE PITR AT AINE, RUE GENTIL, 4.

LES

aPYGM ÉES

A. DE QUATREFAGES

MEMBRE DE L.' INSTITUT (ACADEMIE DES SCIENCES) PROFESSEUR D' ANTHROPOLOGIE AU MUSEUM D'HISTOIRE NATURELLE

Avec 31 figures intercalées dans le texte

LES PYGMEES DES ANCIENS d'après la science moderne

NÉGRITOS OU PYGMEES ASIATIQUES

NÉGRILLES OU PYGMEES AFRICAINS

HOTTENTOTS ET BOSCHISMANS

S S

TARIS

LIBRAIRIE J.-B. BAILLI ÈRE et FILS

RUE HAUTE FEUILLE j 19, PRES DU BOULEVARD SAINT-GERMAIN

AVERTISSEMENT

Depuis longtemps les petites races nègres ont attiré d'une manière toute spéciale mon attention et mon intérêt. A plusieurs reprises je suis revenu sur leur histoire dans mes cours et dans diverses publications

Il m'a semblé qu'il pourrait être utile de réunir et de fondre ces matériaux dans un livre qui présenterait ainsi une sorte de monographie de ce type humain, très curieux à plus d'un titre.

Ces petits Nègres sont aujourd'hui à peu près partout dispersés, morcelés, et souvent traqués par

1 Les diverses études, parfois assez développées, que j'ai publiées sur ce sujet ont paru principalement dans les recueils et ouvrages suivants : Galette médicale, 1862; Revue d'anthropologie, 1872; Bulle- tin de la Société d'anthropologie, 1874; Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1874; Crania ethnica, 1875-1Î79; Journal des savants, 188 1- 1882; Revue d'ethnographie, 18S2; Hommes fossiles et Hommes sauvages, 1 884 ; Matériaux pour l'histoire primitive et naturelle de l'homme, 1886; Introduction à l'histoire des races humaines, 1887.

VI AVERTISSEMENT

des races plus grandes et plus fortes; ils ne se trouvent plus sur certains points du globe qu'ils ont jadis occupés, et sont en voie de disparition sur bien d'autres. Il n'en ont pas moins eu dans le passé leur temps de prospérité; ils ont joué un rôle ethnologique très réel. Enfin, ils sont devenus le sujet de légendes qu'ont accueillies les poètes et que n'ont pas dédaigné de nous transmettre les plus sérieux auteurs classiques.

Placer la vérité scientifique en regard de ces fables, montrer ce que sont en réalité les Pygmées de l'antiquité, tel est le principal but de cet ou- vrage.

J'ai soigneusement indiqué, dans les notes pla- cées au bas des pages, les sources j'ai puisé mes informations. Mais je dois remercier ici MM.Bro de Saint-Pol Lias, E. de La Croix, Marche et Montano, qui ont bien voulu me communiquer divers renseignements inédits et à qui je dois la plupart des photographies reproduites dans le texte. Quant aux figures des têtes osseuses, elles ont été dessinées d'après des pièces faisant partie des collections du Muséum.

Quoique l'antiquité grecque et romaine n'ait connu ni les Boschismans ni les Hottentots, j'ai

AVERTISSEMENT VII

cru pouvoir leur consacrer ici un chapitre. On ne saurait séparer ces deux populations ; et, par sa petite taille, la première mérite bien de prendre place à côté des Pygmées classiques, dont elle est d'ailleurs très distincte. Toutefois, je me suis borné à en indiquer les caractères physiques et ethno- graphiques dont on trouve la description dans une foule d'ouvrages.

Il en est autrement des caractères religieux, dont l'importance à bien des points de vue est de de plus en plus comprise. Ceux des races du Cap étaient restés fort mal connus jusqu'à ces dernières années. J'ai donc résumé ce que M. Hahn nous a appris sur ce sujet, de même que j'ai exposé avec quelque détail les découvertes faites sur ce point par M. Man chez les Mincopies. Le rapprochement de ces deux mythologies, spontanément déve- loppées chez des sauvages placés bien près des derniers degrés de l'échelle sociale, intéressera, j'espère, les personnes qui se préoccupent de ces questions.

A. DE QUATREF AGES .

Paris, 24 mai 1887.

LES

P YGMÉES

CHAPITRE Ier

LES PYGMÉES DES ANCIENS d'après la science moderne

Homère et Aristote ; Pygmées du Nil. Marais du Nil. Pline; Pygmées africains et asiatiques. Buffon ; les singes.

Roulin ; populations boréales. Béloutchistan ; Bra- houis. Ctésias; Pygmées asiatiques. Pomponius Mêla; Pygmées africains orientaux. Hérodote ; Pygmées afri- cains occidentaux Voyage des Nasamons. Le Niger.

Négritos et Négrilles.

Il n'est probablement pas de nation, pas de simple peuplade humaine, qui n'ai cru à l'exis- tence d'hommes de taille plus on moins exiguë, et ne leur ait fait jouer un rôle dans ses légendes1.

1 Je n'ai pas l'intention d'examiner ici tout ce qui a été dit au sujet des Pygmées. On comprend que je ne m'occuperai pas des tra- ditions puériles, des contes de nourrice que nous ont transmis à leur sujet divers auteurs anciens. Je n'ai pas à rechercher s'il a jamais existé une population plus ou moins rapprochée de celle qui assiégea, dit-on, Hercule endormi, et que le héros, à son réveil, emporta tout

Q.u atref ag es, Pygmées. I

2 NOTIONS HISTORIQUES

On sait que les Grecs n'avaient pas échappé à la loi commune, et qu'Homère a emprunté à des croyances qui lui étaient sans doute bien anté- rieures le début du troisième chant de Ylliade : « Lorsque, sous les ordres de leurs chefs, il se sont rangés en bataille, les Troyens s'avancent bruyamment, comme une nuée d'oiseaux faisant entendre de vives clameurs. Ainsi s'élève au ciel la voix éclatante des grues quand elles fuient les hivers et les pluies continuelles. Elles poussent des cris aigus, elles s'envolent au-dessus de l'Océan, elles portent aux hommes appelés Pygmées le carnage et la mort; et, du haut des airs, elles leur livrent de terribles combats1. »

La patrie des Pygmées n'est pas mentionnée dans ce passage. Toutefois Homère connaissait certainement les migrations des grues; il savait qu'elles passent chaque année d'Europe en Afrique et réciproquement2; et, comme à l'en croire, ces

entière dans la peau du lion de Némée. Je n'énumérerai pas non plus les nombreuses hypothèses émises par une foule d'auteurs et qui reposent uniquement sur des faits manifestement fabuleux ou des renseignements inexacts. Je me bornerai à discuter ce qui a été dit de moins éloigné de la vérité. Les lecteurs curieux d'en savoir davantage sur ce sujet pourront consulter la Dissertation sur les Pygmées de l'abbé Banier (Mémoires de V Académie des inscriptions et belles-lettres, t. V. 1729, p. 101) et le Mémoire de M. Antonio Gar- biglielli intitulé : / Pigmei délia favola di Omero, adressé sous forme de lettre au Dr Fredieri (Turin, 1867).

1 Traduction d'Eugène Bareste.

2 Ainsi que Bufifon le fait justement observer, ce sont ces migra- tions opérées alternativement en sens inverse qui ont fait appeler la

ARISTOTE 3

oiseaux ne rencontrent leurs ennemis qu'après avoir traversé la mer pour échapper aux rigueurs de la mauvaise saison, il est évident que c'est quelque part en Afrique que le poète plaçait la demeure de ces nains, supposés trop petits et trop faibles pour résister à leurs envahisseurs ailés.

Quoiqu'il ait parlé des Pygmées à propos de l'histoire naturelle des grues, Aristote ne dit rien des prétendues luttes qui ont fourni à Homère son terme de comparaison. On peut affirmer qu'il n'y a pas cru. Voici comment il s'exprime : « Les grues passent des plaines delà Scythie aux marais de la haute Egypte, vers les sources du Nil. C'est ce canton qu'habitent les Pygmées, dont l'exis- tence n'est point une fable. C'est réellement comme on le dit une espèce d'hommes de petite stature, et leurs chevaux sont petits aussi. Ils passent leur 'vie dans des cavernes1. »

Sans être aussi explicite qu'on pourrait le dé- sirer, Aristote fait ici justice des exagérations relatives à la prétendue taille des Pygmées. 11 y a loin d'hommes de petite stature à des miniatures d'êtres humains chez lesquels les grues peuvent porterie carnage et la mort. Sur les autres points, le fondateur des sciences naturelles est, pourrait-on

grue par les anciens Y oiseau de Lybie aussi bien que Y oiseau de Scythie. (Buffon, Histoire des Oiseaux ; la grue.)

l Aristote, Histoire des animaux, traduction de Camus, p. 485. Paris 1785.

4 NOTIONS HISTORI Q.U E S

dire, sur la voie de la vérité, telle qu'elle nous apparaît aujourd'hui.

C'est vers les sources du Nil qu'il place l'ha- bitat des Pygmées. C'est en effet en marchant à peu près dans la direction générale de ce fleuve que Schweinfurth a découvert les petits hommes dont nous parlerons plus loin. Toutefois Aristote place ces sources au milieu de marais situés dans la haute Egypte. Nous savons, mais depuis bien peu d'années, que c'était raccourcir singuliè- rement le cours du Nil. Ces marais existent en effet. Tous les explorateurs de ces contrées ont insisté sur les difficultés qu'ils ont éprouvées pour traverser l'inextricable dédale de canaux, encombrés par les îles tantôt fixes, tantôt flot- tantes, que forme le Sett, véritable barrière végé- tale, dont le papyrus1 et l'ambatch 2 forment, pour ainsi dire, la charpente, et que consolident des végétaux plus humbles, surtout la pistie (Pistia stratiotes, Linné), comparée par les voyageurs à un

1 Papyrus domestica, Linné. Ce végétal si justement célèbre paraît avoir été autrefois abondant dans toute l'Egypte. Dans ses Lettres sur l'Egypte, Savary assure en avoir vu encore une forêt près de Damiette. (Poiret, Dictionnaire des sciences naturelles, art. Papyrus.) Pourtant Schweinfurth l'a vu pour la première fois sur les bords du Nil par 30' de latitude nord. (Au cœur de V Afrique, p. 97.)

2 Herminisria, Adanson ; Aidemone mirabilis, Kotschy. Ce végétal, qui atteint 15 à 20 pieds de hauteur sur 5 ou 6 centimètres de diamètre à la base, est remarquable par l'extrême légèreté de son bois. Il est bien moins pesant que le liège. Un homme charge sur l'épaule un radeau capable de porter huit personnes.

MARAIS DU NIL 5

petit chou qui végéterait à la façon de nos lentilles d'eau. Mais ces marais, qui s'annoncent déjà un peu au sud de Khartoum, se caractérisent vers le 9e degré1. On sait que c'est bien plus au sud et au delà de l'équateur que se trouvent les sources du Nil. C'est dans notre hémisphère vers le 2edegré de latitude nord, à deux ou trois degrés de longi- tude à l'ouest du fleuve africain et dans un tout autre bassin, celui de l'Ouellé, que Schweinfurth a découvert les Akkas, qui sont évidemment les petits hommes d'Aristote 2.

Aristote parle des petits chevaux des Pygmées ; et aucun voyageur ne mentionne ce quadrupède comme faisant partie de la faune du pays. On pour- rait être tenté de voir dans cette contradiction un motif pour mettre en doute l'exactitude des ren- seignements transmis par les voyageurs au philo- sophe grec. Mais elle s'explique aisément. Baker nous apprend que les bestiaux des Baris, tribus nègres des environs de Gondokoro, sont de très petite taille ; « yaches et brebis, dit-il, ont des di- mensions tout à fait lilliputiennes3 ». Probable- ment, au temps de la domination égyptienne, le cheval était arrivé jusque dans ces régions ; et, s'il

1 Sir Samuel White Baker, Découverte del' Albert N'Y an^a, nouvel- les explorations des sources du Nil, traduit de l'anglais par Gustave Masson, t. I, p. 33 et 47.

2 Schweinfurth, Au cœur de l'Afrique, t. II, passim.

3 Sir Samuel White Baker, Découverte de l'Albert N'Yan^a, nou- velles explorations, etc., p. 66.

6 NOTIONS HISTORI QU E S

en a été ainsi, il a y subir la dégénérescence signalée par le voyageur anglais chez les autres mammifères domestiques.

Ainsi Aristote a été très affirmatif; ce qu'il dit est en partie vrai et, en tout cas, au moins raison- nable. Avec Pline, nous retombons dans les incer- titudes, les exagérations et les fables. Il place les Pygmées tantôt en Thrace, non loin de la côte du Pont-Euxin 4; tantôt en Asie Mineure, à l'intérieur de la Carie; à deux reprises, il désigne l'Inde comme étant la patrie de ces petits êtres; ailleurs, en parlant des peuples d'Afrique qui habitent à l'extrémité de l'Ethiopie, il dit : « Des auteurs ont aussi rapporté que la nation des Pygmées était entre les marais qui seraient l'origine du Nil. »

On a reproché à Pline la multiplicité des habitats assignés par lui aux Pygmées; on a voulu voir dans ce fait un exemple de plus de la hâte avec laquelle il prenait ses notes, et des contradictions auxquelles l'entraînait sa manière de travailler. Mais n'a-t-on pas été ici trop sévère, et ne s'est-on pas mépris? En plaçant des Pygmées sur des points géographiques aussi éloignés les uns des autres et aussi distincts, Pline n'a pu vouloir parler d'une seule et unique population. Il a évidemment cru à l'existence de ces petits hommes sur divers points du monde alors connu, et admis en particulier des Pygmées asiatiques et des Pygmées africains. Sur

1 Pline, Histoire naturelle, traduction de M. Littré, t. I, p. 191, a.

PLINE 7

ce point les découvertes modernes lui ont donné raison.

Pline reproduit d'ailleurs sans aucune réserve tout ce qui se dit au sujet des luttes soutenues par les Pygmées contre les grues. Ce sont celles-ci qui, au dire des Barbares, les ont chassés de la Thrace; grâce aux migrations annuelles de ces oiseaux, les petits hommes jouissent chaque année d'une trêve. Enfin il précise tout cet ensemble de croyances dans les termes suivants : « Dans l'Inde, au delà des montagnes (situées au levant équinoxial), on parle des Trispithames et des Pygmées, qui n'ont pas plus de trois spithames de haut (27 pouces : environ om,73). Ils ont un ciel salubre, un prin- temps perpétuel, défendus qu'ils sont par les montagnes contre l'aquilon. Homère rapporte, de son côté, que les grues leur font la guerre. On dit que, portés sur le dos de béliers et de chèvres et armés de flèches, ils descendent tous ensemble au printemps sur le bord de la mer et mangent les œufs et les petits de ces oiseaux ; que cette expé- dition dure trois mois; qu'autrement ils ne pour- raient pas résister à la multitude croissante des grues; que leurs cabanes sont construites avec de la boue, des plumes et des coquilles d'œufs . Aristote dit que les Pygmées vivent dans des cavernes ; il donne pour le reste les mêmes détails que les autres. »

Nous venons de voir combien cette dernière assertion de Pline est inexacte, et je n'ai pas à

8 NOTIONS HISTORIQU ES

insister sur ce point. Mais les récits recueillis par le célèbre compilateur romain prêtent à d'autres remarques.

Il est difficile de comprendre ce qui a pu faire placer les Pygmées en Thrace ou en Asie Mineure. Dans ces contrées, l'histoire de l'homme, pas plus que celle des animaux, ne présente aucun fait qui, dénaturé par l'ignorance ou par l'amour du mer- veilleux, ait pu servir de base aux légendes dont il s'agit. Peut-être, comme l'a fait observer M. Maury, trouverait-on l'explication de ces erreurs dans un fait général. L'habitation des êtres plus ou moins étranges dont l'existence était admise par les an- ciens était toujours placée par eux aux confins du monde connu, sans qu'ils se préoccupassent d'un point précis ou d'une direction déterminée. De résultent, quand il s'agit de cette géographie fantaisiste, le vague et les contradictions si souvent signalées, et dont l'histoire des Pygmées fournit un exemple frappant.

Tout au contraire des contrées auxquelles s'ap- pliquent les réflexions précédentes, l'Afrique et l'Asie tropicales présentent certains faits qui per- mettent d'expliquer de diverses manières ce que les anciens ont dit de leurs Pygmées, et ces faits relèvent de l'histoire des animaux aussi bien que de celle des hommes.

Dans son Histoire des Oiseaux, et encore à propos de celle des grues, Buffon a discuté l'ensemble de données que je viens de rappeler pour rechercher

BUFFON 9

ce qu'elles pouvaient contenir de réel. Mais il oublie trop Aristote et ne s'attache en réalité qu'aux assertions de Pline. Rapprochant ce que ce dernier rapporte des expéditions annuelles des Pygmées de quelques traits de mœurs attribués aux singes, il voit en ces derniers les hommes nains si célèbres chez les anciens. On sait, dit-il, que les singes, qui vont en grande troupes dans la plupart des régions de l'Afrique et de l'Inde, font une guerre continuelle aux oiseaux; ils cherchent à surprendre leurs nichées et ne cessent de leur dresser des embûches. Les grues, à leur arrivée, trouvent ces ennemis, peut-être rassemblés en grand nombre, pour attaquer cette nouvelle et riche proie avec plus d'avantage; les grues, assez sûres de leurs propres forces, exercées même entre elles aux combats et naturellement assez disposées à la lutte. . . se défendent vivement. Mais les singes, acharnés à enlever les œufs et les petits, revien- nent sans cesse et en troupes au combat; et, comme, par leurs stratagèmesjeurs mines et leurs postures, ils semblent imiter les actions humaines, ils parurent être une troupe de petits hommes à des gens peu instruits... Voilà l'origine et l'histoire de ces fables1. »

Cette interprétation de l'antique légende est simple et naturelle; elle a se présenter à bien

1 Œuvres complètes de Buffon, édition revue par M. A. Richard, t. XIX. p. 537.

IO NOTIONS HISTORIQUES

des esprits1. Etayée de l'autorité de notre grand naturaliste, elle a été généralement adoptée. Peut- être doit-on la regarder encore comme ayant quelque chose de vrai. Il se peut bien que, sous l'empire de croyances générales, des voyageurs aient réellement pris quelque bande de singes pour une tribu de véritables Pygmées.

Mais l'homme lui-même n'a-t-il pas fourni sa part de données, vraies au fond et seulement dénaturées, à ces légendes que l'on se transmet depuis Homère. Bien des hommes de science ont répondu affirmativement à cette question, et pro- posé des solutions fort diverses. Un savant que tout le monde a aimé pour son caractère autant qu'on l'estimait pour son savoir si varié et si sûr, Roulin, avait adopté sur ce point les opinions d'Olaus Magnus et de Paul Jove \ Malheureuse- ment les notes tracées par lui en marge d'un exemplaire de Pline, qui fait partie de la biblio- tèque de l'Institut, sont évidemment de date fort ancienne. Elles ont été écrites, selon toute ap- parence, bien avant les découvertes dont j'aurai à parler plus loin3. Les renseignements les plus importants, les plus précis, ne nous sont même parvenus que depuis la mort de mon confrère4.

1 Scaliger, Aldrovande, Cardan, Albert le Grand, etc., avaient déjà proposé l'interprétation à laquelle s'est arrêté Buffon.

2 Voir le Mémoire de l'abbé Banier.

3 Ces notes sont écrites au crayon. Les caractères en sont très fatigués et parfois presque effacés.

4 Roulin est mort en 1873.

ROULIN

Celui-ci ne pouvait donc pas les utiliser pour éclaircir les dires de l'auteur qu'il commentait. Bien que nous ne puissions accepter aujourd'hui l'hypothèse à laquelle il s'était arrêté, on me saura sans doute gré d'en dire quelques mots. Il est toujours intéressant de savoir quelle a été, sur un sujet difficile, la pensée d'un esprit ingénieux et fin, servi par de grandes connaissances.

Pour Roulin, à l'époque il écrivait ses ré- flexions, les Pygmées des anciens étaient nos po- pulations circqmpolaires . Bien que les notes n'en disent rien, on ne saurait douter que la petite taille reconnue chez plusieurs de ces peuples n'ait été le point de départ de cette interprétation. On sait, en effet, que les Lapons ont été longtemps regardés comme la plus petite race humaine; certains Es- quimaux rivalisent avec eux à cet égard et vont même plus loin *. De à voir en eux les nains de l'antique légende, il n'y avait qu'un pas. La ques- tion de patrie ne pouvait arrêter les partisans de cette hypothèse. Les Pygmées n'ont-ils pas été placés en Thrace et en Scythie aussi bien qu'en Asie et en Afrique? Quelques détails de mœurs prêtent encore à l'assimilation. L'écrivain rappelle que certaines populations boréales habitent tour à tour, chaque année, l'intérieur des terres et les bords de la mer, comme Pline dit que font les Pyg-

1 J'aurai occasion de donner plus tard de donner des chiffres com- paratifs de quelques-unes de ces petites races.

12 NOTIONS HISTORIQUES

mées ; c'est aussi pour manger les œufs des oiseaux aquatiques, dont elles détruisent un nombre im- mense, que ces tribus émigrent vers les côtes. Ce que l'auteur latin rapporte au sujet des huttes de Pygmées s'expliquerait d'ailleurs sans trop de peine. « Peut-être, écrit Roulin, dans la tradition origi- nale, ces huttes, au lieu d'être faites en boue et en coquilles d'œufs, étaient faites en formes de demi- coques d'œufs et en terre. Celles des Esquimaux ont cette forme, mais sont en neige. »

Enfin, la tradition rapporte que les grues rencon- trent leurs ennemis dans leurs voyages annuels du nord au sud. Roulin répond : « En mettant les migrations des grues entre les deux mêmes points, mais les faisant partir des marais de la haute Egypte pour se rentre en Scythie, c'est-à-dire vers la zone glaciale, c'est laque se trouveraient avec raison les Pygmées. »

Discuter les ingénieuses corrections proposées par Roulin est aujourd'hui inutile. Je me bornerai à faire observer qu'il a négligé un autre passage fort important en ce qu'il permet de déterminer avec précision le point l'auteur place les Pygmées asia- tiques. On lit, en effet, la phrase suivante, dans sa description de l'Inde : « Immédiatement après la nation des Prusiens, dans les montagnes desquels sont, dit-on, les Pygmées, on trouve l'Indus. » Les montagnes dont il s'agit étaient donc à l'ouest du fleuve ; et, comme les Pygmées, se rendaient chaque année au bord de la mer, dont ils ne pou-

PYGMÉES ORIENTAUX 13

vaient par conséquent être éloignés, on voit qu'il s'agit de la portion la plus méridionale de la région montagneuse du Béloutchistan.

Cette région est située vers le 25e ou le 26e degré de latitude nord et le 63e ou 64e degré de longitude orientale. Les voyageurs ne signalent, sur ce point, aucune population de taille exceptionnellement réduite. Mais j'ai montré ailleurs que les plus an- ciens habitants de cette contrée, les Brahouis, qui parlent une langue dravidienne, se rattachent à une grande formation de races métisses dont les Négritos forment l'élément noir \ Au temps de Pline, ils étaient à coup sûr moins altérés qu'au- jourd'hui par le mélange des sangs et devaient ressembler à ces Dravidiens proprement dits dont la taille descend au-dessous de im,50, et s'élève rarement à im,62 ou om,Ô3. Peut-être même, à l'époque furent recueillis les renseignements transmis par l'écrivain romain, existait-il encore dans la province de Loos, Pline place ses Pygmées, quelque tribu de Négritos semblable à celle dont nous allons parler. Quoi qu'il en soit, les Brahouis présentent un trait de mœurs qui rappelle exactement celui que Pline attribue aux Pygmées. Tous les ans ils changent deux Vois de demeure, au commencement de l'été et de l hiver. Ces migrations annuelles sont commandées par

1 Nouvelles Etudes sur la distribution géographique des Négritos et sur leur identification avec les Pygmées àsiatiquzs de Ctésias et de Pline (Revue d'ethnographie, t. I).

14 NOTIONS HISTORIQUES

la nécessité de procurer de bons pâturages à leurs bestiaux, et ceux-ci sont composés, comme l'étaient ceux des Pygmées, de moutons et de chèvres.

Tout concourt donc à faire voir dans les Brahouis les descendants des petits hommes dont Pline a voulu parler. Mais bien avant lui, Ctésias avait parlé des Pygmées asiatiques et avait reporté leur habitat beaucoup plus loin à Test. Au milieu des fables qu'il accepte sans réserves, il avait donné quelques détails importants et vrais. Voici comment il s'exprime : « Il y a au milieu de l'Inde des hom- mes noirs qu'on appelle Pygmées. Ils parlent la même langue que les Indiens et sont très petits. Les plus grands n'ont que 2 coudées (om,924 ou om,900, selon les évaluations de cette mesure). La plupart n'en ont qu'une et demie. Leur chevelure est très longue ; elle leur descend jusqu'aux genoux et même plus bas. Ils ont la barbe plus grande que tous les autres hommes. Quand elle a pris toute sa croissance, ils ne se servent plus de vêtements, leurs cheveux et leur barbe leur en tiennent lieu... Ils sont camus et laids... Ils sont habiles à tirer de l'arc... \ »

Sans doute Ctésias a diminué dans des propor- tions fabuleuses la taille de ses Pygmées; sans doute il a eu tort de prendre pour la chevelure ou

1 Histoire de l'Inde par Ctésias, extraits de Photius, placés à la fin de la traduction d'Hérodote par Larcher, t. VI, § 11.

CTÉSIAS

la barbe les manteaux et autres vêtement en lon- gues graminées flottantes que portent encore les femmes des environ de Travancore \ Mais ce qu'il dit de la position géographique, du teint, de l'em- ploi de l'arc, ne permet pas de douter qu'il n'ait eu connaissance des Négritos ou de tribus protodra- vidiennes ayant conservé à un haut degré les caractères du type primitif. C'est en effet au cœur de l'Inde, dans les monts Vindhyas, que M. Rous- selet a trouvé des Bandra-Loks 2. Le nom de cette tribu signifie littéralement hommes-singes. Ce sont de véritable Nègres de fort petite taille, qui au milieu des populations plus ou moins métisses ont conservé purs les caractères du type et sont un des témoins laissés par la race noire.

Ni Aristote ni Pline ne mentionnent la couleur noire et les cheveux laineux, attributs des nains dont ils parlent par ouï-dire. Seul Ctésias est très précis sur le premier point. Le souvenir de ces particularités s'est évidemment perdu dans le long voyage que les informations, probablement bien peu nombreuses, ont faire du cœur de l'Afrique

1 Journal of the anthropological Insîitute, vol. XI, p. 359.

2 Louis Rousselet, Note sur un autochtone des forêts de l'Inde centrale, appendice à mon Mémoire intitulé : Etude sur les Mincopies et la race négrito en général (Revue d'anthropologie, t. I, p. 245); Note sur un Négrito de l'Inde centrale (Bulletin de la Société d'anthropologie, 2e sé- rie, t. VII, p. 619), et Tableau des races de l'Inde centrale (Revue d'anthropologie, t. I, p. 267, avec figure et carte). Un voyageur anglais avait déjà parlé de ces Bandra-Loks ou Bandar-Loks ; mais ce qu'il en avait dit permettait des doutes sérieux.

l6 NOTIONS HISTORIQUES

et de l'extrémité de l'Inde jusqu'en Grèce et à Rome. Cette omission est d'ailleurs moins singulière qu'on ne serait d'abord tenté de le croire. On sait que les anciens attribuaient le teint foncé et l'aspect laineux de la chevelure nègre à l'action du soleil dont la chaleur brûlait la peau et crispait les cheveux. Ils n'ont donc pas été surpris de trouver dans un pays brûlant, et à côté d'autres hommes noirs comme leurs Indiens et leurs Ethiopiens, des tribus pré- sentant ces deux caractères. La diminution de la taille devait les frapper bien davantage, et leurs exagérations mêmes montrent qu'il en a été ainsi. Ils ont agi en sens inverse, comme a fait Pigafetta à propos des Patagons.

Revenons maintenant en Afrique.

Le contemporain de Pline, Pomponius Mêla, a parlé aussi des Pygmées. Le passage très court qu'il leur consacre a pourtant son intérêt. Il place au delà du golfe Arabique, et au fond d'un petit enfoncement de la mer Rouge, les Panchiens, surnommés Ophiophages, parce qu'ils se nour- rissent de serpents. « Dans l'intérieur des terres, ajoute t-il, on vit autrefois les Pygmées, race d'hommes d'une très petite stature, qui s'étei- gnit dans les guerres qu'elle eut à soutenir contre les grues pour la conservation de ses fruits 4. »

Le traducteur de Pomponius Mêla regarde le petit

1 Pomponius Mêla. Collection des auteurs latins traduits sous la direction de M Nisard, p. 65S, b.

CTHSIAS 17

enfoncement de la mer Rouge dont il est ici question comme étant notre golfe d'Aden. Mais il me paraît difficile que le géographe latin ait employé cette expression pour désigner la vaste étendue de mer qui s'étend sur la côte africaine, du cap Guar- dafui au détroit de Bab-el-Mandeb. La baie de Mos- cha, qui s'enfonce profondément dans les terres au sud-ouest du détroit, me paraît répondre bien mieux et de tout point aux indications de Pompo- nius. Or cette baie, située vers le 13e degré de latitude nord, se trouve, par conséquent, sous le même parallèle que le commencement de la région herbeuse du Nil \ mais environ quatre degrés plus au nord que le dédale d'où le fleuve semble sortir. Pomponius, d'ailleurs, ne parle pas du Nil; il ne dit rien non plus du massif abyssinien interposé entre lui et la mer. Il semble donc placer ses Pyg- mées tout à fait à l'orient de cette portion du con- tinent.

Ici encore les découvertes modernes paraissent donner raison au savoir des anciens. La tradition des Pygmées africains orientaux ne s'est jamais perdue chez les Arabes. Toutefois les géographes de cette nation ont placé leur rivière des Pygmées beaucoup plus au sud. C'est dans cette région, un peu au nord de Léquateur, et vers le 32e degré de longitude orientale, que le R. P. Léon des Avan-

1 Baker fut arrêté pour la première fois par les îles flottantes onze jours seulement après avoir quitté Khartoum. Le voyage de cette station à Gondokoro dura quarante-quatre jours.

Q.uatrefaces, Pygmées. 2

l8 NOTIONS HISTORIQUES

chers a trouvé les Wa-Berrikimos ou Cincallès dont la taille est d'environ 1^30 \ Les renseignements recueillis par M. d'Abbadie placent vers le 6e degré de latitude nord les Mallas ou Mazé-Malléas, hauts de im,50 2. Tout indique qu'il existe, au sud du pays des Gallas, diverses tribus nègres de très petite taille. Il me semble difficile de ne pas les rattacher aux Pygmées de Pomponius Mêla. Seu- lement elles ont reculé plus au sud. Probablement ce changement s'était déjà produit à l'époque écrivait le géographe romain ; et on comprend qu'il a pu regarder cette race comme ayant dis- paru.

En esquissant l'histoire de ces petits hommes si célèbres dans l'antiquité, j'ai insister d'abord sur lestraditions relatives àceux dont Homère a immor- talisé le nom et aux populations placéessoit en Asie, soitdansles régions nord -orientales del'Afrique, que Ton a rattachées aux Pygmées du Nil. Mais, envi- ron un siècle avant Aristote, Hérodote avait parlé, lui aussi, d'une espèce de Pygmées, sans employer cette appellation. On lui doit d'avoir reproduit le récit de quelques pèlerins de Cyrène qui tenaient leurs renseignements d'Etéarque, roi des Ammo- niens. Celui-ci leur avait raconté qu'un certain nombre déjeunes Nasamons avaient eu l'idée d'ex-

1 Lettre à M. d'Abbadie, avec une carte (Bulletin de la Socuté de géographie, 3e série, t. XII, p. 171).

2 Bulletin de la Société de géographie, 3 e série, t. II, p. 100, et note manuscrite.

HÉRODOTE 19

plorer les déserts de la Lybie. Cinq d'entre eux, désignés par le sort, partirent munis de vivres et d'eau. « Ils traversèrent d'abord le pays habité, ensuite la contrée sauvage, et entrèrent enfin dans le désert ils firent route en se dirigeant vers le couchant. Après avoir marché plusieurs jours dans les sables profonds, ils aperçurent des arbres qui s'élevaient au milieu d'un champ. Ils s'en appro- chèrent et mangèrent des fruits que portaient ces arbres. A peine avaient-ils commencé à en goûter, qu'ils furent surpris par un grand nombre d'hom- mes d'une stature fort inférieure à la taille moyenne, qui les saisirent et les emmenèrent avec eux. Ils parlaient une langue inconnue aux Nasamons et n'entendaient pas la leur. Ces hommes conduisi- rent les cinq jeunes gens à travers un pays coupé de grands marécages dans une ville dont tous les habitants étaient noirs. Auprès de cette ville cou- lait un fleuve considérable dont le cours était du couchant en orient, et l'on y trouvait des croco- diles i. »

Malgré la brièveté de ce récit, il concorde trop bien avec les découvertes modernes pour que Ton puisse douter de la réalité des faits qu'il raconte. Les zones géographiques indiquées par les Nasamons se retrouvent encore, et le fleuve dont ils ont révélé l'existence est notre Djoliba ou Niger, que l'on a cru tour à tour être le Nil lui-même ou un affluent

i Hérodote, Histoire, traduction de A. F. Miot, t. I, p. 246.

20 NOTIONS HISTORIQUES

du lac Tchad, avant que Mungo-Fark, Caillé, Cla- perton, les frères Lander, etc., nous en eussent fait connaître le véritable cours. On sait aujourd'hui que ce fleuve, dont la source a été découverte assez récemment par deux jeunes Français S prend naissance dans un des chaînons du massif montagneux qui, à l'intérieur des terres, suit presque parallèlement les côtes nord du golfe de Guinée. Quoique MM. Zweifeld et Moustier n'aient pu, faute d'instruments, déterminer exactement le lieu s'élève le mont Tembi, d'où sort la source du Niger 2, quoiqu'ils n'aient même pu le contem-

1 II avait été fait de nombreuses tentatives pour arriver aux sources du Niger. Le major Laing et W. Reade entre autres échouèrent dans cette tentative. En 1879, un des fondateurs de la Société de géo- graphie de Marseille, M. C. A. Vermink, organisa à ses frais une expédition dans une intention à la fois scientifique et commerciale. Il confia l'exécution de ses plans à deux jeunes gens attachés depuis longtemps à ses comptoirs d'Afrique. MM. Z. Zweifel et Moustier quittèrent Rotomho le 8 juillet 1879. ^e 25 septembre, ils saluaient le mont Tembi (Tembi Coundou, la tête du Tembi), colline granitique d'où jaillit le Tembi, principale source du Niger. Malheureusement cette source, comme celle que Bruce prit pour le Nil naissant, est sacrée aux yeux des indigènes. Tembi Seli, son grand prêtre, en défendit l'approche aux explorateurs français. Ceux-ci ne purent que contempler, du haut d'un point appelé Foria, la montagne vénérée et le ruisseau qui en sort. Expédition C. H. Vermink. Voyage aux sources du Niger par Z. Zweifel et M. Moustier, 1879 (Bulletin de la Société de géographie de Marseille, 1880, p. 120).

2 Dans le rapport que M. Rahaud, président de la Société de géo- graphie de Marseille, a fait sur ce remarquable voyage, il fait obser- ver avec raison que cette absence d'instruments n'est en réalité pas à regretter. La superstition est telle, dans les régions traversées par les deux voyageurs marseillais, que l'emploi seul de la lunette d'ap-

HÉRODOTE

21

plerqu a distance par suite des superstitionslocales, on voit par la carte qu'a publiée la Société de géo- graphie de Marseille, que cette colline est placée à peu près à 3 5' de latitude nord et 1 20 45' de lon- gitude occidentale. Le fleuve, alors simple ruisseau, coule d'abord du sud au nord; mais bientôt sa direction générale est exactement du sud-ouest ua nord-est. Elle reste la même jusqu'à Tombouctou, un peu au delà du 1 8e degré 4. Là, le fleuve s'inflé- chit brusquement et coule presque directement de l'ouest à l'est, jusqu'à Bourroum 2, sur une étendue de plus de trois degrés de longitude, avant de tour- ner au sud-sud-est pour gagner la mer de Guinée. C'est donc entre le ieretle 4e degré de longitude occidentale que les Nasamons rencontrèrent le Niger. On ne saurait préciser davantage la position de la ville, habitée par des Nègres, furent con- duits les hardis voyageurs. Nous avons seulement la certitude qu'il ne peut être question de la célèbre Tombouctou, dont la fondation, selon l'annaliste de ces contrées, Ahmed Baba, daterait seulement du ve siècle de l'hégire, soit de 1 100 environ.

Hérodote nous apprend que les jeunes Nasa- proche provoquait des manifestations menaçantes et qu'ils durent y renoncer. Ils eussent probablement été massacrés, si on les avait surpris faisant des observations astronomiques.

1 l8° 3' 45" de latitude et 40 5' 10" de longitude occidentale; Annuaire du Bureau des longitudes, 1877, 3IO«

2 Localité située à l'angle oriental du Niger moyen. (Henri Barth, Voyages et découvertes dans l'Afrique septentrionale et centrale, trad. de l'allemand par Paul Ithier, t. IV, p. 10.)

22 NOTIONS HISTORIQUES

mons avaient trouvé des crocodiles dans le fleuve visité par eux. C'est encore un détail parfaite- ment exact, plus même que Ton ne serait peut- être tenté de le penser au premier abord. A priori, on aurait pu admettre, non sans raisons plausibles, que les grands reptiles, habitant deux fleuves aussi éloignés l'un de l'autre que le Nil et le Niger, sont d'espèce différente. Il n'en est pourtant rien. Cette question a été étudiée d'une manière spéciale à la suite de discussions nées entre Cuvier et Geof- froy Saint-Hilaire, discussions auxquelles le pre- mier de ces grands naturalistes a attaché assez d'importance pour leur consacrer, dans son Règne animal, une note d'une longueur exceptionnelle1. Cuvier admettait l'identité spécifique de tous les crocodiles des grands fleuves d'Afrique; Geoffroy niait cette identité et admettait, dans le Nil seul, l'existence de quatre espèces distinctes. Duméril et Bibron, reprenant cette étude avec des matériaux qui avaient manqué aux deux illustres adversaires, ont donné raison à Cuvier2. Le crocodile du Niger, comme celui du Sénégal, est le même que le cro- codile du Nil.

Enfin, les Nasamons déclarent avoir été con- duits dans une ville dont tous les hommes étaient noirs. Ici encore ils ont dit la vérité. Bien que

* Cuvier, Le Règne animal distribué d'après son organisation, nouvelle édition (2*), 1828, t. II, p. 21.

2 C. Duméril et Bibron, Histoire naturelle des Reptiles, t. III, p. 104.

HÉRODOTE 23

Tombouctou ai été fondée par les Touaregs1, bien que ceux-ci , les Berbères et les Peuls, se dispu- tent de nos jours la domination sur cette ville et sur les contrées que baigne la portion moyenne du Niger2, on sait que ces peuples sont étrangers à la contrée et n'y sont arrivés qu'à une époque relativement récente. Selon Barth, au Xe siècle, le pays des Nègres s'étendait encore en moyenne jusqu'au 20e degré de latitude. A cette époque, toute la région dont il s'agit appartenait donc à la race noire, et à plus forte raison en était-il de même au temps d'Hérodote.

De la même il résulte que les hommes noirs vus par les Nasamons étaient de véritables Nègres et avaient certainement les cheveux laineux. Cette particularité est pourtant oubliée dans le récit des voyageurs. Ce fait justifie, .on le voit, l'interpréta- tion que j 'ai donnée plus haut de l'omission de cette particularité à propos des petits Nègres asiatiques,

Ainsi, qu'il s'agisse du sol, des eaux, des ani- maux ou des hommes, tout est vrai jusqu'ici dans le récit recueilli par l'historien grec. Quel motif aurions-nous pour mettre en doute ce qu'il rap- porte de la petite race humaine rencontrée par les

1 D'après Ahmed Baba, Tombouctou a été fondée dans le ve siècle de l'hégire, I 100, par des Touaregs qui avaient l'habitude de sta- tionner sur ce point. (Barth, loc. cit.)

2 Les Peuls s'emparèrent de Tombouctou en 1826. En 1844, ils en furent chassés par El Mouchtar, chef de tribus berbères qui s'était allié aux Touaregs. (Barth, loc. cit., p. 32.)

24 NOTIONS HISTORIQUES

Nasamons? Aucun; et l'observation n'eût-elle pas confirmé ses dires, on devait les accepter. Mais les découvertes modernes ont encore, sur ce point, confirmé les renseignements transmis par Héro- dote, au moins pour ce qui est relatif à l'existence de cette race.

Il en est autrement de sa position géographique. Cette position se rattache, comme nous l'avons vu, à celle d'une portion bien déterminée du fleuve. Or la station la plus boréale des Pygmées occiden- taux, signalée jusqu'à présent, est placée en pleine Sénégambie, dans le Tenda-Maiô, vers le 10e degré de latitude nord et le 14e degré de longitude ouest, c'est-à-dire environ huit degrés plus à l'ouest que le point les Nasamons furent capturés par les petits hommes1.

Nous retrouvons donc, à propos de l'Afrique occidentale, entre la tradition et les observations modernes, la différence que nous avons eu à signa- ler quand il s'agissait de la haute Egypte et de l'Afrique orientale. Encore une fois la race naine se montre plus éloignée de nous qu'elle ne l'aurait été au temps des Grecs. Mais dans les deux cas précédents, nous pouvions mettre ce désacord sur le compte d'un savoir imparfait qui aurait fait di- minuer les distances. Ici cette hypothèse est inad-

* Mollien, Voyage dans l'intérieur de l'Afrique, aux sources du Séné- gai et delà Sénégambie, fait en 1818; t, II, p. 256. Paris, 1822.

Je préciserai plus loin la situation des points géographiques habi- tés par ces petites races récemment observées.

AKKAS 25.

missible. En présence de la précision d'Hérodote et de la concordance que son récit présente avec des faits matériels d'une nature constante, il faut admettre, ou bien que la petite race humaine vue par les Nasamons existe encore au nord du Niger, mais n'a pas, jusqu'ici, été découverte; ou bien qu'elle a disparu de ces régions.

Sans vouloir en rien préjuger de l'avenir, cette dernière hypothèse me semble avoir pour elle une grande probabilité. Sans doute, il faut aussi l'ap- pliquer aux autres pays les anciens ont placé leurs Pygmées. Les Égyptiens connaissaient les Akkas sous le nom qu'ils portent encore, car Mariette-Pacha l'a lu à côté du portrait d'un nain sculpté sur un monument de l'ancien empire1. Or, tout en leur accordant qu'ils ont pu explorer le bassin du Nil fort au delà des barrières qui nous arrêtaient naguère, rien, je crois, ne permet de supposer qu'ils aient atteint les affluents les plus méridionaux de ce fleuve, ou qu'ils se soient portés à l'ouest en franchissant le seuil qui sépare ce bassin de celui de l'OuelIé. 11 me paraît bien plus rationnel d'admettre qu'au temps d'Aristote les tribus akkas remontaient beaucoup plus au nord, et arrivaient jusqu'à la région marécageuse du grand fleuve. Leur refoulement vers le sud et l'ouest n'aurait rien de surprenant. En effet,

1 Hamy, Essai de coordination des matériaux récemment recueillis sur V ethnologie des Négrilles ou Pygmées, p. i\.

20 NOTIONS HISTORIQUES

partout nous suivons ces petites races, toutes les fois que les renseignements recueillis sur leur compte sont quelque peu multipliés, elles nous apparaissent comme ayant été, dans le passé, plus florissantes que de nos jours, comme ayant jadis occupé une aire géographique plus vaste et surtout plus continue.

Ce n'est pas devant les attaques d'animaux aériens ou terrestres que ces petits hommes recu- lent et que leurs communautés se fractionnent. Nous verrons, au contraire , qu'il en est parmi eux qui savent affronter et vaincre jusqu'à l'élé- phant. Mais ils sont forcés de céder à des races humaines plus grandes, plus fortes. Ce sont en Afrique et en Mélanésie, les Nègres africains et papouas ; en Malésie les diverses races malaisien- nes; dans l'Inde, les races qui, en se mêlant à eux, ont enfanté les populations dravidiennes. Par- tout où on les rencontre aujourd'hui on les voit en train de reculer et souvent de s'éteindre. Cetamoin- drissement progressif a commencé il y a bien des siècles. Aujourd'hui, il n'y a plus de vrais Pygmées sur bien des points ils dominèrent jadis. Bien souvent, quelques faibles tribus représentent seules le type pur. Mais même en disparaissant, ces petits Noirs ont laissé des traces dans les populations actuelles. Dans l'Afrique occidentale comme aux îles Philippines et dans les deux presqu'îles gangé- tiques, ils ont joué un rôle ethnologique parfois important en se croisant avec les races supérieures

NÉGRITOS ET NEGRILLES 27

et en donnant naissance à des populatione mé- tisses.

En somme, les anciens ont eu des renseigne- ments plus ou moins inexacts, plus ou moins in- complets, mais aussi plus ou moins vrais, sur cinq populations de très petite taille, dont ils ont fait leurs Pygmées. Deux étaient placées en Asie, dans l'extrême sud-est du monde alors connu ; la troi- sièmeau midi, vers les sources du Nil; la quatrième, plus à l'est, mais non loin delà précédente; la cinquième, en Afrique encore, mais entièrement au sud-ouest, et dans une région les Nasamons seuls paraissent avoir pénétré. Deux de ces grou- pes plus ou moins réduits, plus ou moins altérés par le métissage, sont encore en place en Asie. Les trois groupes africains se retrouvent, de nos jours, à une distance de la Grèce ou de Rome plus grande que ne l'admet la tradition, mais située à peu près dans la même direction. Les uns et les au- tres ne sont d'ailleurs que des fractions de deux races humaines bien caractérisées comme nègres, occupant, l'une en Asie, l'autre en Afrique, une aire considérable et comptant toutes deux, non seulement des tribus, des peuples distincts, mais même des sous-races.

Dès les premières années de mon enseignement au Muséum, j'ai proposé de réunir toutes les po- pulations nègres de l'Asie, de la Malaisie et de la Mélanésie, caractérisées par la petitesse de la taille et la gracilité relative des membres, dans un ra-

28

NOTIONS HISTORIQUES

meau Négrito1, opposé au rameau Papoua, auquel j'attribuais les Nègres orientaux de grande taille et de proportions souvent athlétiques. Les Australiens qui présentent à un haut degré les caractères d'une race mixte, et les Tasmaniens, qui forment à eux seuls une race distincte, restaient en dehors des deux groupes précédents2. J'ai lieu de penser que sous une forme ou sous une autre, cette division est aujourd'hui généralement adoptée.

De son côté, M. Hamy avait d'abord fait voir que, contrairement à l'opinion universellement adoptée, il existe dans l'Afrique occidentale des Nègres dis- tingués du type classique par la forme racourcie de leur crâne3. En poursuivant cette ordre de recher- ches, il reconnut que ce caractère céphalique coïn- cide avec un amoindrissement sensible de la taille. Groupant, à ce point de vue, les observations res-

1 J'ai ainsi appliqué à la race entière le nom des petits Nègres des Philippines, appelés aussi Aëtas

2 De Quatrefages, Cours d'anthropologie du Muséum; Nègres asiati- ques et mélanésiens, leçon rédigée par M. Jacquart, aide naturaliste ; Galette médicale de Paris, 1862. Dans cette leçon, je résumais ce que j'avais dit, à ce sujet, dans le cours de l'année précédente. Mais j'avais exposé les mêmes idées et établi cette division dans un cours anté- rieur. Avant moi, Crawfurd et Pickering étaient rentrés dans cette voie. Toutefois, le premier n'avait proposé qu'avec hésitation de distinguer les Nègres orientaux de petite taille. (On the Malayan and Polynesian languages and races ; Journal of the ethnological Society of London, t. I, 1848.) Le second confondait les Tasmaniens avec les Négritos. (The Races ofman, new éd., 1 85 ï , p. 5 et 175.)

3 Hamy, Note sur l'existence de Nègres brachycéphales sur la côte occidentale d' Afrique (Bullettin de la Société d'antropologie de Paris, 2 e sé- rie, t. VII, p. 210, 1872).

NEGRITOS ET NEGRILLES 2C)

tées jusque-là éparses et isolées, il montra que l'Afrique possède , comme l'Asie, un sous-type nègre, dont une stature remarquablement réduite constitue un des caractères les plus frappants ; que les petits Nègres, africains et asiatiques, si éloi- gnés l'un de l'autre géographiquement, se ressem- blent d'ailleurs par plusieurs autres traits anato- miques ou extérieurs; que ces deux groupes sont, en réalité, deux termes correspondants, à la fois géographiques et anthropologiques. M. Hamy proposa, pour l'ensemble des tribus naines afri- caines, le nom de Nègrilles1. Cette dénomination, qui a l'avantage de rappeler un des traits caracté- ristiques du groupe et les rapports qui l'unissent aux Négritos, sera, je pense, facilement acceptée par tous les anthropologistes.

1 Hamy, Essai de coordination des matériaux récemment recueillis sur V ethnologie des Nègrilles ou Pygmées de l'Afrique équatoriale.

CHAPITRE II

HISTOIRE GÉNÉRALE DES PYGMEES ORIENTAUX1

Papouas. Migrations mélanésiennes. Négritos ; leur ré- partition en deux groupes géographiques. Groupe insu- laire. — Diffusion de ce type. Ses limites. Mélange de Papouas et de Négritos. Cause de leur extinction à java et sur divers autres points. Groupe continental. Malacca; Sémangas; métissage. Péninsule annamite; Mois. Presqu'île gangétique ; populations diverses. Limites générales. Négritos et Négrito-Papouas. An- ciennes migrations. Ancienneté relative des Négritos dans les îles et sur le continent. Métissages anciens. Dra- vidiens. Erreurs causées par l'emploi exclusif de la lin- guistique pour la distinction des races. Limites occiden- tales des Dravidiens, Ethiopiens orientaux d'Hérodote.

Je viens de rappeler les divisions principales' à établir dans l'ensemble des populations nègres orientales. Je ne veux pourtant opposer les uns aux autres que les Négritos et les Papouas, long-

1 Ce chapitre est tiré presque textuellement d'un article publié par moi dans la Revue d'ethnographie, fondée et dirigée par M. Hamy. (Nouvelles Études sur la distribution géographique des Négritos et sur leur identification avec les Pygmées asiatiques de Ctcsias et de Pline, 1882, P- I77-)

Fig. i. Néo-Guinéen du détroit de Bourgr.t, d'après van Vert,

32 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

temps regardés comme une seule et même race. Il ■est facile de caractériser sommairement ces deux groupes. Tous deux ont le teint plus ou moins noir et les cheveux improprement dits laineux des véritables Nègres. Mais les Papouas sont souvent grands, bien musclés, parfois athlétiques (fig. i) ; leur crâne est à la fois dolichocéphale et hypsisté-

Fig. 2. Crânes de Mincopie et de Papoua superposés.

nocéphale, c'est-à-dire qu'il est relativement allongé d'avant en arrière, comprimé latéralement et très haut (fig. 2 et 4). LesNégritos sont toujours petits de taille, ont des formes arrondies (fig. 3), et leur

Q_u atrefages, Pygmées

3

34 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

crâne est brachycéphale ou sous-brachycéphaîe f,

Fig. 4. Crâne de Papoua du détroit de Torrès, vu d'en haut. (1/4 gr. nat.) (Mus. d'hist. nat.. 477i.)

1 Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler la signification des mots employés ici pour caractériser ces crânes. Ils expriment tous un rap- port constaté entre certains diamètre s. Ce rapport prend le nom d'indice. Quand il s'agit d'apprécier le degré de dolichocéphalie ou de bra- chycéphalie, on cherche le rapport existant entre le plus grand diamètre transversal et le plus grand diamètre antéro-postérieur pris pour unité. Pour mesurer l'hypsisténocéphalie, on compare le diamè- tre vertical au diamètre transverse. Un crâne est hypsisténocéphale quand le premier égale ou dépasse le second. Quant à la dolichocé- phalie et à la brachycéphalie, Broca, transformant en fractions décimales les nombres adoptés d'abord par Retzius, et multipliant par 100 le dia- mètre transverse, a dressé le tableau suivant des indices céphaliques horizontaux, dans lequel les rapports sont représentés par un nombre fractionnaire :

Dolichocéphales. ... 75>oo et au-dessus. Sous-dolichocéphales. . . 75,01 à 77,77 Mésaticéphales 77, 78 à 80,00

PAPOUAS ET NÉGRITOS 35

c'est-à-dire qu'il est relativement court, élargi et peu élevé (fig. 2 et 5) d.

Fig. 5. Crâne de Négrito des environs de Binangonan, Luçon. vu d'en haut. (1/4 gr. nat.)(Mus. d'hist. nat., 3629.)

Les Papouas sont exclusivement insulaires. Ils

Sous-brachycéphales. . . 80,01 à 83,33 Brachycéphales 83,34 et au delà.

Cette division est presque universellement adoptée.

On se fera aisément une idée de l'importance des caractères tirés des indices céphaliques en jetant les yeux sur les figures ci-jointes tirées des Crania ethnica. Les têtes osseuses y sont représentées, vues d'en haut (nor ma verticalis, Blum.), ce qui permet d'apprécier la différence des diamètres et la forme générale du crâne.

1 J'ai publié, il y a quinze ans, un travail d'ensemble sur cette race. (Etudes sur les Mincopies et sur la race négrito en général ; Revue d'an- thropologie, I, 1872.) Plus tard, M. Giglioli a abordé le même sujet. (Studi sulla ra^ci negrita ; Archivio per V antropologia e la etnologia, t. V, 1876.) Mais nous ne donnons pas le même sens aux mots. L'anthropologiste italien comprend dans sa race negrita toutes les populations de petite taille, asiatiques, océaniques et africaines, y

36 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

forment un ensemble dépopulations aussi continu que le permet cette sorte d'habitat. Ils occupent essentiellement la Nouvelle-Guinée et tous les ar- chipels mélanésiens, y compris les Fiji. Mais le type dont nous parlons n'est pas confiné dans ces limi- tes; il a des représentants sur bien d'autres points et jusqu'aux extrémités du monde océanien. A l'ouest la conquête, l'émigration ou l'esclavage ont conduit les Papouas à Timor, à Céram, à Bouro, à Gilolo, jusque sur les côtes orientales de Bornéo, et les ont disséminés sur divers autres points des grands archipels indonésiens. Au nord les mêmes causes les ont amenés dans quelques groupes secondaires des Carolines. Au nord-est ils ont atteint les Sandwich; au sud-est la Nouvelle- Zélande, ils ont précédé les Maoris1. M. Pinart

compris les Boschismans. J'aurai à discuter dans un autre travail ces rapprochements et les théories de mon savant collègue indiquées déjà dans une courte note. (Archivio, t. II, p. 131.) La question des Négritos a encore été traitée d'une manière générale par M. F.-A. Allen. (The original range of the Papuan and Negriio races ; Journal of the cuithropological Institnte, vol. VIII, 1878.) Les travaux de Logan, dont il sera question plus loin, quoique entrepris à un point de vue bien plus général, touchent aussi à presque toutes les questions soulevées par cette étude.

1 Les traditions des Maoris recueillies par Sir George Grey, les détails donnés par divers voyageurs et les portraits attestaient l'exis- tence d'un élément ethnologique noir à la Nouvelle-Zélande, mais la craniologie seule pouvait permettre de déterminer la nature de cet élément. Or un certain nombre de têtes osseuses, d'origine parfaite- ment certaine, ont permis de résoudre ce curieux problème. Le Mu- séum entre autres possède un crâne de Néo-Zélandais qui a tous les caractères du Papoua et constraste d'une manière remarquable avec

papouas 37

a rapporté de ses voyages et donné au Muséum un crâne extrait par lui d'une ancienne tombe de l'île de Pâques, probablement contemporaine des étranges statues qu'ont signalées tous les voya- geurs1. M. Hamy a démontré que ce crâne, par l'ensemble de ses caractères, se rattache essentiel- lement à ceux des Papouas les plus authentiques. Enfin M. Ten Kate a rapporté un crâne mélanésien recueilli chez lui dans la petite île deSpiritu Santo, située sur la côte orientale de la presqu'île de Californie.

Ainsi la race papoua a rayonné dans toutes les directions et a eu ses jours de conquête. D'autre part, elle a été pénétrée sur divers points, surtout par les races malaise et polynésienne2; mais en

les crânes maoris,, ainsi que deux têtes momifiées dont les tatouages a eux seuls seraient un certificat d'origine et qui ont la chevelure laineuse des nègres océaniens. J'ajouterai que le crâne le plus doli- chocéphale connu a été rapporté de la Nouvelle-Zélande et donné à M. Huxley, qui l'a décrit. (On two widely contrasted forms of the human cranium ; Journal of anatomy and physiology, vol. I, p. 60, 1867.) L'in- dice horizontal de ce crâne est 63,54; son indice vertical 113,11. Il est donc à la fois extrêmement dolichocéphale et hypsisténocéphale.

1 A. de Quatrefages et E. Hamy, Crama ethnica, p. 292. Le lec- teur curieux de connaître le détail des faits dont j'indique ici à peine les principaux, trouvera toutes les indications nécessaires dans les notes bibliographiques qui accompagnent l'excellente monographie des crânes papouas insérée dans l'ouvrage que je viens de citer, monographie qui appartient en entier à M. Hamy.

2 A. de Quatrefages, Les Polynésiens et leurs Migrations (Revue des Deux Mondes, 1864). Ces articles ont été développés et réunis en un volume accompagné de cartes. Populations de la Mélanésie et de la Polynésie occidentale in Hommes fossiles et Hommes sauvages, p. 222.

38 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

somme elle a conservé son aire d'habitat tout en- tière et constitue un ensemble relativement com- pacte. Des immigrations, pacifiques ou guerrières, ne l'ont nulle part entamée d'une manière bien sensible, si ce n'est aux Fidji et à l'extrémité orien- tale de la Nouvelle-Guinée. En revanche, par ses émigrations elle a mêlé son sang à celui de quel- ques populations fort diverses et fort éloignées \

Il en est tout autrement des Négritos. L'aire occupée par cette race et presque aussi étendue que celle des Papouas. Elle l'est même davantage 'si Ton retranche de l'aire papoua l'archipel des Sand- wich, l'île de Pâques et la Nouvelle-Zélande ; elle est à la fois insulaire et continentale. Mais, sur la terre ferme aussi bien que dans les archipels, les tribus négritos sont à peu près toujours isolées les unes des autres et comme noyées au milieu de populations d'origine ethnique fort différente.

En outre, partout ce contact existe, on trouve les petits Nègres cantonnés dans les locali- tés les moins hospitalières de la contrée ils vivent. Je reviendrai plus loin sur ce fait et sur les conclusions que l'on doit en tirer.

1 A l'exposition qui accompagna le Congrès des sciences géogra- phiques de Paris (1875), M. Hamy avait exposé une carte représen- tant la distribution actuelle des races humaines dans l'archipel indien. Il résuma le résultat de ses études dans une communication faite à la sous-section d'anthropologie. Les limites des races papoua et négrito y sont indiquées. (Congrès international des sciences géographiques, tenu à Paris du Ier au 11 août 1875, t. I, p. 278, 1878.)

AËTAS 39

D'après ce que je viens de dire de leur habi- tat, les Négritos se partagent naturellement en deux groupes géographiques, l'un continental, l'autre insulaire. Occupons-nous d'abord de ce dernier.

Lorsque les Espagnols commencèrent à coloni- ser les Philippines, ils rencontrèrent à l'intérieur de Luçon, à côté des Tagals, d'origine malaise, des hommes noirs dont les uns avaient les cheveux lisses, tandis que les autres possédaient la cheve- lure laineuse des Nègres africains1. Ces derniers seuls étaient de vrais Nègres, que les vainqueurs appelèrent Negritos del monte (petits Nègres de la montagne), à raison de leur taille remarquablement peu élevée et de leur habitat (fig. 6 et 9). Le nom local était Âigias ou Inagtas, qui paraît signifier Noirs2, et d'où l'on a tiré celui à'Aêtas générale- ment adopté. On ne tarda pas à reconnaître que cette même race humaine se retrouvait sur d'au- tres points de l'archipel, et qu'elle peuplait en entier quelques petites îles, entre autres l'île Bou- gas que l'on appelle aussi pour cette raison Islade los Negros. Dans ces diverses localités les Aëtas

1 L'abbé Bernardo de la Fuente, cité par Prichard. (Researches into the physical history of mankind, t. V, p. 219.)

2 On trouvera dans mes Eludes sur les Mincopies et sur la race négrito en général (Revue d'anthropologie, t. I), dans les Crania ethnica et dans Hommes fossiles et Hommes sauvages, de nombreuses indications biblio- graphiques. Ici, je reproduis seulement les plus importantes et signale Jes travaux qui ont paru depuis lors.

Fig. 6. Portrait d'un chef aëta des montagnes de Marivelès, Luçon.

D'après une photographie de MM. Montano et Rey.

AUTRES NEGRITOS 41

changent de nom et s'appellent Aies à Panay1, Hilloonas et Mamanouas à Mindanao 2, etc.

Au fur et à mesure que les archipels de ces mers orientales ont été mieux connus, on a découvert à peu près partout notre petite race nègre. Sur quel- ques points les premiers renseignements obtenus à ce sujet ont laissé subsister des doutes, presque toujours levés par de nouvelles observations de plus en plus positives. C'est ainsi que l'existence des Négritos à Formose a été niée jusqu'à ces der- niers temps malgré le témoignage formel de divers voyageurs hollandais et anglais. Mais en 1 868, M. Schetelig a présenté à la Société ethnologique de Londres deux crânes bien authentiques dont les caractères ne laissent place à aucune objection. C'est également une tête osseuse 3 qui nous a per-

1 Rienzi a décrit sous le nom de Mélano-Pygmées deux individus appartenant à une race de Panay, ayant moins de 4 pieds 10 pouces de haut (1 111 ,569). Leurs cheveux non crépus, leur peau moins noire que celle des Nègres annoncent des métis. Mais la petitesse de la taille, sans être excessive, nous apprend que ce caractère persiste en partie malgré le croisement. (Rienzi, Océauie, t. I, p. 298, et errata.) D'ailleurs, M. Lafond leur attribue une taille bien plus petite. (Jour- nal de ïlnstihit historique, mars 1835, Par Rienzi-)

2 C'est sous ce dernier nom que M. le Dr Montano a découvert des Négritos dans la péninsule nord-est, aux environs du lac de Maïnit.

3 Cette tête fait partie du Musée de Lyon, et je suis bien aise de remercier ici M. Lortet qui a bien voulu la mettre à notre disposition pour la décrire et la figurer. Elle porte avec elle son certificat d'ori- gine, car la surface en est couverte de ces arabesques et de ces des- sins que les Dayaks gravent sur le crâne de leurs victimes. (Crama etbnica, p. 195, fig. 212 et 213.)

42 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

mis, à M. Hamy1 et à moi, de confirmer les témoi- gnages de Rienzi, de Lafondde Lurcy, de 1 evêque de Labuan, etc., et d'affirmer que de vrais Négri- tos habitent l'intérieur de Bornéo.

Enfin, des témoignages réunis dus à Earl et à divers voyageurs cités par lui, il résulte que les Négritos habitent les régions montagneuses des îles Sandal (Samba), Xulla, Bourou, Céram, Flores Solor, Pantar, Lombleu, Ombay, la péninsule orientale de Célèbes, etc.

J'ai indiqué ailleurs la plupart des points prin- cipaux où l'existence actuelle des Négritos a été constatée 2. J'ai fait en même temps remarquer que dans ce vaste monde maritime Sumatra et Java sont les seules grandes îles ils n'aient laissé d'autres traces que quelques métis douteux et les restes d'une industrie qui paraît n'avoir pas fran- chi l'âge de la pierre3. C'est à Java que la destruc- tion a été probablement la plus prompte et la plus complète. Ces malheureux petits Nègres ne pou- vaient que disparaître devant les races malaises, qui joignaient à des armes plus redoutables, à leurs instincts meurtriers une civilisation capable

1 Hamy, Les Négritos à Bornéo (Bulletin de la Société d' anthropolo- gie, 2e série, t. XI, p. 1 1 3 , 1876).

2 Voir de Quatrefag-es, Hommes fossiles et Hommes sauvages, p. 214.

3 Je crois aujourd'hui avoir été trop affirmatif en regardant les Aïthalo-Pygmées vus à Sumatra par Rienzi comme de vrais Négritos. Ce ne sont probablement que des métis.

NÉGRITOS JAPONAIS 43

d'élever les Mille-Temples et de sculpter les bas- reliefs du Bôrô-Boudour 1 .

Les îles de la Sonde forment la limite méridio- nale de l'aire négrito. Au nord, Formose est la dernière terre la race dont nous parlons ait conservé tous ses caractères. Mais au delà de cette île, elle révèle son ancienne existence par les traces qu'elle a laissées dans les populations actuelles. Dans le petit archipel de Liéou-Kiéou2, Basil Hall a trouvé sur certains points « des hommes très noirs à côté d'autres qui étaient presque blancs ». Au Japon, d'anciennes traditions parlent de formi- dables sauvages noirs qui ne furent soumis et chassés qu'à grand'peine3. Grâce aux instincts

1 Je ne saurais écrire ici ce nom sans rappeler la magnifique publi- cation faite par le gouvernement des Pays-Bas, et mise si généreuse- ment à la disposition des hommes qu'elle intéresse à tous les points de vue. {Bôrô-Boudour dans l'île de Java, dessiné par ou sous la direc- tion de M. F. C. Wilsen, avec texte descriptif et explicatif rédigé d'après les Mémoires manuscrits et imprimés de MM. F. C. Wilsen et autres documents, et publié par le Dr C. Leemans, directeur du Musée d'antiquités à Leyde ; un grand atlas in-fol. et i vol. in-4 de texte hollandais avec traduction française par A. G. Van Hamel; Leyde, 1S74.) Ce livre a aujourd'hui une valeur et un intérêt bien plus grands qu'au moment de sa publication. Le Bôrô-Boudour paraît avoir été, sinon détruit, au moins en partie ruiné lors de l'éruption du Krakatoa. L'ouvrage du Dr Leemans en a conservé la représen- tation fidèle et détaillée.

2 Autrement appelé par divers auteurs Liou-Kiou, Liéou-Tchou, Liou-Tchou, Liéou-Tchéou, Ruî-Kiû. (Bibliothèque universelle des voya- ges, t. XXI, p. 70.)

3 De Quatrefages, Rapports sur les progrès de l'anthropologie, 1867, p. 519, tableau VIL

44 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

plus doux des vainqueurs, ces Négritos du nord ne furent pas exterminés comme à Java. Kempfer, Siebold, ont signalé les différences de teint et de chevelure que présentent certaines classes de la population, et le dernier signale en particulier la couleur noire, les cheveux plus ou moins crépus des habitants des côtes du sud-est.

Depuis longtemps j'avais signalé ces caractères comme confirmant l'opinion émise d'abord par Prichard relativement à l'intervention d'un élément nègre au Japon, et cet élément ne pouvait guère être rapporté qu'à la race négrito. L'examen d'un crâne japonais de la collection Broca a pleinement confirmé ces conclusions. Étudié par M. Hamy et par moi, il a montré un mélange de traits dont les plus caractéristiques . accusaient nettement cette origine ethnique1. Les détails donnés par le doc- teur Maget ont pleinement confirmé ces conclu- sions. Il a découvert et décrit de véritables métis négritos, vivant au milieu des populations japo- naises2. J'ai retrouvé des traces incontestables du sang négrito sur diverses têtes osseuses provenant

1 De Quatrefages, Etudes sur les Mincopies ; Hamy, Bulletin de la Société d'anthropologie, 2e série, t. VII, p. 856; Crama ethtiica,p. 183 et pl. XVI, fîg. 3 et 4. Ce crâne, recueilli par M. Noury, médecin de la marine, dans un cimetière de suppliciés à Yokohama, est d'ori- gine parfaitement sûre. M. Hamy a fait remarquer avec raison que le lieu même d'où il a été tiré atteste en outre qu'il a appartenu a un individu des classes les plus inférieures.

2 Bulletin de la Société d'anthropologie, 3e série, t. III, 1S83, p. 651.

NÉGRITOS MÉLANÉSIENS 45

des Mariannes1. Mais, en Micronésie, le mélange des races semble s'arrêter là. L'élément nègre qui se retrouve aux Carolines paraît appartenir essen- tiellement au type papoua.

L'extension des Négritos en Mélanésie est bien plus considérable. Ici, leurs tribus sont mêlées et juxtaposées à celles des Papouas probablement dans toute la Nouvelle-Guinée. Aux témoignages que j'ai déjà cités, je puis aujourd'hui en ajouter d'autres.

M. A. Beccari déclare qu'il n'est pas rare de rencontrer à la Nouvelle-Guinée dés indigènes de petite taille qui, à en juger par les descriptions, pourraient être pris pour des Négritos. Beccari n'a vu, il est vrai, aucune tribu composée en entier d'individus présentant ce caractère2; mais la carte publiée par un de ses compatriotes représente les Karons ou Karonis comme occupant une chaîne de montagne parallèle à la côte nord de la grande presqu'île du nord-ouest, et trois crânes de ces Karons, étudiés par M. Hamy, lui ont montré tous les caractères essentiels de la tête négrito3.

M. Meyer, qui a séjourné dans ces régions, a pourtant reproduit l'opinion de Wallace et de Earl. Avec eux, il a regardé comme étant de même race

1 De Quitrefages, Etu.ie sur la race négrito, p. 253.

2 Extrait d'une lettre datée de Ternate, le 6 mars 1876. (Studi sulla ra^a negrita, par le professeur T. H. Giglioli ; Archivio fer l'antro- pologia, t. V, p. 234.)

3 De Quatrefages et Hamy, Crania ethnica, p. 201.

46 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

tous les Nègres orientaux. Mais le voyageur alle- mand avait rapporté de Kordo, dans l'île de My- sore, une magnifique collection de crânes dont il fait connaître les caractères et les mensurations1. M. Hamy a discuté cet ensemble de données et montré qua eux seuls les chiffres publiés par l'au- teur apportaient une preuve de plus en faveur de nos convictions communes. Si la plupart des têtes de Kordo sont franchement papouas, si d'autres semblent accuser un métissage, il en est qui met- tent hors de doute la présence de l'élément né- grito pur ou à peu près pur2. L'étude des mesures prises par le docteur Comrie conduit à la même conclusion3.

Au reste, à mesure que les matériaux devien- nent plus nombreux, grâce aux efforts de quel- ques courageux voyageurs, les derniers défenseurs de l'unité ethnologique des Néo-Guinéens revien- nent d'eux-mêmes à l'opinion que M. Hamy et moi avons adoptée depuis bien des années 4.

1 Meyer, Anthropologischc Mittheihingen ùber die Papaas von Neu Guinea (Mittheilungen der anthropologische Gesellschaft in Wien, Bd. IV, 1874); Ueber hundert fiinf und dreissig Papua Schœdel von Neu Guinea und der Insel Mysore (Mittheilungen aus dem kais. ^oologische Muséum lu Dresden, Bd. I, 1875).

2 De Quatrefages et Hamy, Crania ethnica, p. 206.

3 Comrie, Anthropological notes on New Guinea (Journal of the an- thropological Institute, vol. VI, p. 102).

4 A ce double titre, je dois une mention toute spéciale à M. d'Albertis, qui le premier a pénétré presque au cœur de la Nouvelle-Guinée et en a rapporté un excellent livre et de magnifiques collections. La

NEGRITOS MÉLANÉSIENS 47

Ce mélange se retrouve dans les îles du détroit de Torrès. Le Muséum possède une tête rapportée de l'île Toud ou Warrior par les compagnons de Dumont d'Urville,et qui reproduit les traits essen- tiels du Négrito. Elle a été recueillie dans une sépulture elle était mêlée à d'autres présentant tous les caractères des Papouas. Nous retrouvons donc à l'extrémité méridionale de la Nouvelle- Guinée la juxtaposition des deux races constatée dans le nord-ouest1.

Grâce à M. d'Albertis, nous suivons le type négrito jusqu'à Epa, située sur la côte orientale du golfe des Papouas et par conséquent jusque dans la grande presqu'île allongée qui termine la Nou- velle-Guinée au sud-est. le voyageur italien vit un individu d âge mûr, bien fait, présentant des proportions élégantes, ayant le corps couvert de poils laineux, possédant une chevelure également laineuse. Sa peau était extrêmement noire. Il pré- sentait très peu et peut-être pas du tout de pro-

seule vue des crânes recueillis par lui fit reconnaître à l'éminent anthropologiste italien, M. Mantegazza, qu'au milieu des Papouas, déjà si bien étudiés par lui, vit une population qui s'en distingue nettement par ses caractères craniologiques, et qu'il n'hésita pas à rattacher au type des Négritos. (Studi antropologici ed etnograjici sulla Nuova Guinea ; Archivio, t. VII, p. 137, 1877, et Nuovi studi cranio- logici sulla Nuova Guinea, ibid., t. XI, p. 149, 1881.) M. Mantegazza avait déjà fait connaître ses nouveaux résultats à la Société anthropo- logique de Paris. (Bulletin, 3e série, t. III, p. 214, 1880.)

1 De Quatrefages, Etudes sur les Mincopies ; de Quatrefages et Hamy, Crania ethnica, p. 207.

48 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

gnathisme. Sa taille était en outre très petite et ne s'élevait pas au-dessus de 4 pieds 9 pouces. A l'ensemble de ces traits, il est impossible de ne pas reconnaître un Négrito pur sang des mieux caractérisés. Cet individu appartenait à une tribu de l'intérieur habitant bien probablement les montagnes figurées sur la carte comme étant placées à l'est d'Epa1.

Enfin au sud-est d'Epa, à Port Moresby, M. Lawes nous montre, au milieu de tribus réellement papouas, une tribu montagnarde de petite taille, franchement noire (dark), dont les pieds et les mains sont remarquablement petits. Tous ces traits sont essentiellement négritos, et il est plus que probable que les Koîari appartiennent à cette race2.

Bien que n'ayant pas distingué les Négritos des Papouas, M. Lawes a, comme M. d'Albertis, le mérite d'insister sur la variété que présentent les races humaines de la Nouvelle-Guinée.

paraît s'arrêter l'aire d'habitat dévolue à nos petitsNègres. Pickering, qui le premier peut-être les a nettement distingués des Papouas, s'est trompé en la prolongeant bien plus au sud-est jusque

1 L. M. d'Albertis, New Giduea ; what I did and what I saw, vol. Il, p. 412. Voir la carte placée à la fin du tome II.

2 W. G. Lawes, Ethnological notes on the Motu, Koitapu and Koiari tribes of New Guinea (Journal of the anthropological Institut e, t. VIII, p. 369).

LIMITE ORIENTALE DES NEGRITOS 49

dans les Nouvelles-Hébrides1. L'éminent anthro- pologiste américain n'a bien probablement tenu compte que de quelques caractères extérieurs et surtout de la taille. Il ne s'est pas préoccupé des caractères ostéologiques bien plus importants, mais dont on n'appréciait pas toute la valeur à l'époque il écrivait. M. Hamy, dans la belle monographie craniologique que j'ai déjà citée, a étudié une à une les têtes osseuses provenant des diverses îles mélanésiennes. En dehors de la Nou- velle-Guinée, quand le type papoua est altéré, c'est non par un élément négrito, mais par un élément polynésien 2. Toutefois, il faudra peut-être étendre la limite sud-orientale de l'aire négrito jusqu'à la province de Queensland (Nouvelle- Hollande). se trouvent, d'après M. Odoardo Beccari, des indigènes à cheveux crépus, qui pou- raient bien être voisins des insulaires plus ou moins mélangés du détroit de Torrès3.

La limite occidentale des Négritos pélasgiques est bien plus facile à préciser que la précédente. C'est dans le golfe du Bengale, aux îles Nicobar et

1 Pickering (the Races of man) comprenait dans ses Négrillos avec les habitants des Nouvelles-Hébrides ceux du groupe Nitendi des îles Salomon qu'il rapprochait des petits Néo-Guinéens et des vrais Négritos de Luçon. Il plaçait en outre les Tasmaniens dans le même groupe. On sait que c'était une grave erreur.

2 De Quatrefages et Hamy, Crania ethnica, p. 278 et suiv.

3 A. Enrico H. Giglioli, Nuove notifie sut popoli negroidi delV Asia e specialmente sui Negriti, dans YArchivio per V antropologia e la etnologia, t. IX, p. 175.

Q_u atrefages, Pygmées. 4

50 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

dans les Andaman, que nous la trouvons1. Dans le premier de ces deux petits archipels, les Négritos ont subi le même sort que dans les îles indoné- siennes. Attaqués par les Malais, ils ont été en

Fig. 7. Crâne de Mincopie de la Gtande-Andaman vu d'en haut. (1/4 gr. nat.)

partie exterminés, et n'habitent plus que les mon- tagnes de l'intérieur2. En revanche, ils ont con-

1 D'après une note communiquée par M. Beccari à M. Giglioli, de véritables Négritos existeraient dans les îles Merghi ou Tenasserim, placées à l'est et sous le même parallèle que les Andaman le long de la côte de la presqu'île de Malacca. (Giglioli, loc, cit., p. 174.)

2 On a même cru jusqu'à ces dernières années qu'ils avaient abso- lument disparu de ces îles. Mais le colonel Fychte nous a appris qu'ils se retrouvent dans le centre de la grande Nicobar et que leurs tribus, restées libres, sont sans cesse en guerre avec la population malaise. (Transactions of the ethnological Society, vol. V, p. 240.) Une courte note de M. W. L. Distant me semble lever les derniers doutes qu'on pourrait encore conserver. (Journal of the anthrofolcgical Initiluie, vol. VIII, p. 356.)

LIMITE OCCIDENTALE DES NEGRITOS 51

serve leur indépendance complète et sont restés purs de tout mélange aux Andaman (fig. 7), surtout dans les trois îles dont l'ensemble a été longtemps appelé la Grande-Andaman, jusqu'au moment les Anglais ont choisi cet archipel isolé pour y placer un de leurs établissements pénitentiaires. Mais cela même nous a valu sur les Mincopies des renseignements nombreux et précis.

Abordons maintenant le continent asiatique et cherchons-y les traces de ces Négritos dont les colonies insulaires l'enserrent encore de Formose aux îles Andaman.

L'existence sur la terre ferme de véritables Nègres, c'est-à-dire d'hommes à teint noir et à cheveux laineux, a été niée, assez récemment encore, par quelques géographes éminents. Pour- tant de nombreux témoignages évidemment dignes de foi ne permettaient guère de la mettre en doute. Dès 1820 le major Macinnes et Crawfurd décrivaient, comme présentant tous les caractères de la race, deux individus originaires du petit royaume de Kédah, dans la presqu'île de Malacca1. D'autres voyageurs ne tardèrent pas à confirmer ces détails, et Prichard, tout en combattant une

1 Hamy, Sur les rases sauvages dj la péninsuh malxisz et en parti- culier sur les Jakuns {Bulletin de la Société d' anthropologie, 2e série, t. IX, p. 716). Pour les détails bibliographiques, je renvoie le lec- teur à ce travail et aux Crania ctbnica, p. 191.

52 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

théorie sur laquelle j'aurai à revenir, admet que les Samangs, Simangsou Sémangs de cette région sont bien de vrais Nègres.

La description qu'Anderson, ancien secrétaire du gouvernement de Pinang, a faite de l'un d'eux, est des plus caractéristiques. Cet individu, âgé de trente ans, ne mesurait que i m, 441; ses che- veux étaient laineux et divisés en touffes; sa cou- leur était d'un noir de jais luisant, ses lèvres épaisses, son nez aplati, son ventre proéminent. L'auteur ajoute qu'il ressemblait exactement à deux indigènes des Andaman qu'il avait vus pré- cédemment1. Ces Sémangs ne sont donc pas seulement des Nègres, ce sont en outre de vrais Négritos. Au reste cette opinion est aujourd'hui adoptée par tous les anthropologistes qui se sont quelque peu occupés de cette question. Seulement on doit faire des réserves au sujet de la pureté du sang et admettre que chez les Sémangs, comme chez les tribus analogues, le type est souvent altéré par le métissage.

Au sud de Kédah, se trouvent d'autres tribus sauvages dont les caractères ont été décrits de diverses manières par les voyageurs. Ces incerti- tudes s'expliquent. Ici, comme aux Philippines et ailleurs, la race nègre s'est croisée avec des popu- lations d'origines différentes, et il en est résulté de

1 Anderson, The Semang and Sakai Tribes of the Malay Peninsula (Journal ofthehdian Archipelago, vol. IV, 425).

NÉGRITOS DE MALACCA 53

nombreux métis. Mais, au milieu même des tribus s'est accompli ce mélange des sangs, elle est parfois représentée par des individus qui ont con- servé tous les traits caractéristiques du type . Cest ce que permettent d'affirmer une première photo- graphie, recueillie par M. Alph. Pichon, ancien secrétaire d'ambassade, et deux autres photogra- phies qu'a bien voulu me remettre M. de La Croix. Toutes trois font aujourd'hui partie des collections du Muséum.

La première représente un groupe dejakuns, cinq hommes et deux femmes, des environs de Singapore. Des deux femmes, l'une est essentiel- lement malaise, mais sa chevelure ondulée et quelques traits du visage accusent un léger métis- sage; l'autre femme est assez franchement négrito. L'un des hommes a les cheveux tout droits; mais chez les autres, et surtout chez un guerrier et son fils, ils sont absolument laineux, et l'ensemble des traits rappelle ceux d'un Aëta dessiné par M. Meyer1.

Les photographies de M. de La Croix ont été prises dans la province de Pérak par M. de Saint- Pol Lias. Elles représentent deux groupes de Sakays qui offrent de l'un à l'autre des différences analo- gues à celles que je viens d'indiquer. Sur dix indi- vidus, cinq ont les cheveux lisses (fig. 9) ; deux ou trois paraissent les avoir crépus. Ils sont décidé-

d Hamy, loc. cit., p. 720, et la Nature du 12 février 1 876-

54 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

ment laineux chez les autres (fig. 8). Ajoutons

Fie. 8. Sakays de Pérak, d'après une photographie de M. Ero de Saint-Pol Lias, donnée par M. de La Croix.

qtie M. Montano, qui venait de voir les Négritos à

NÉGRITO

Luçon et à Mindanao, tères de ce type chez quelques-uns de ces Sakays.

Ces trois photogra- phies ont une grande importance, précisé- ment parce qu'elles témoignent des diffé- rences que présente la chevelure dans une même tribu. Ce fait explique la contradic- tion qui existe entre certaines descriptions, entre certaines opi- nions adoptées par divers auteurs. Par exemple, dans la note que je viens de citer, Anderson décrit trois Sakays, appartenant à une tribu à demi civi- lisée et leur attribue un teint analogue à celui desMalais, des cheveux bouclés mais non lai- neux, une taille variant de 1^,657 à C4741.

i Anderson, cit., p. 320.

DE MALACCA 55

a retrouvé tous les carac-

Fig. 9. Sakay, d'après une photogra- phie de M. Bro de Saint-Pol Lias, donnée par M. de La Croix.

56 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

Il est évident que cette description pourrait in- duire en erreur et faire méconnaître la présence du sang négrito qui reste attestée par la photo- graphie.

Grâce à celle-ci nous pouvons encore apprécier à leur valeur réelle d'autres documents tels que les deux portraits de Sémangs publiés par M. Giglioli d'après les photographies du colonel Yule^Ni l'un ni l'autre, du moins à en juger par les gra- vures, n'étaient des Négritos purs. Les cheveux de l'homme originaire de la province de Wellesley paraissent avoir été presque droits ou seulement ondulés; ceux de la femme, tombant jusqu'aux épaules, ont l'air d'être assez crépus. Mais ni chez l'un ni chez l'autre rien ne rappelle une tête vraiment laineuse, et ces dessins pourraient fournir un argument à ceux qui nient l'existence de véri- tables Nègres dans ces contrées. Ils n'en attestent pas moins à mes yeux la présence du sang négrito chez les individus qu'ils représentent; seulement le type a été altéré par le métissage.

Les populations précédentes sont métisses. Mais Malacca garde encore un ou plusieurs témoins de l'ancienne population restée pure, dans toute la partie élevée du grand massif montagneux situé entre Pérac, Sélangou et Kelantan. vivent des tribus que les Sakays traitent de sauvages, habitant

1 Enrico Hyllier Giglioli, Viaggio intorno al globo délia reale pirocor- vetta italiana Magenta; relazione descrittiva e scientifica, 1875, p. 240.

moys 57

des cavernes et n'employant que la pierre pour fabriquer leurs outils ou leurs armes. Ces sauvages sont noirs, ont tous les cheveux crépus, sont de très petite taille et se vêtissent de feuilles pendantes autour du corps. Ils fuient dès qu'ils aperçoivent unétranger. M. de Morgan avu de loin les feux allu- més par ces Négritos, mais n'a pu les approcher \ M. de La Croix a recueilli sur les lieux des ren- seignements identiques.

Comme la presqu'île malaise, la péninsule an- namite a ses représentants Hu type négrito, connus- sous les noms de Mois on Moys, Depuis longtemps Logan considérait le fait comme démontré2. Les doutes exprimés bien souvent à ce sujet me pa- raissaient ne pouvoir guère subsister en présence des témoignages déjà anciens rappelés par M.Gi- glioli lui-même3, de ceux que Earl a obtenus des Annamites et des Cochinchinois, en présence des indications communiquées à M. Hamy par deux médecins de la marine française. Ces derniers ont affirmé à mon savant collaborateur que des tribus nègres habitent vers les frontières septentrionales

1 Bulletin de la Société normande de géographie, 1886, p. 157.

2 Logan, The ethnology ofthe Indian Archipelago (Journal of the Indian Archipelago, vol. IV, p. 316, 1850).

3 Giglioli, Viagio intorno algloho délia realepirocorvetta italiana Magenta, p. 105, et Archivio per Vantropologia e la etnologia, t. V; Rivista, 189. M. Giglioli se déclare fort sceptique à l'endroit de l'existence de véri- tables Négritos dans l'Annam. Le portrait d'un Chong, indigène de Siam, publié par Crawfurd, et que l'éminent anthropologiste italien a men- tionné, semblerait autoriser au moins à conjecturer le contraire.

58 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

de notre province cochinchinoise de Bien-Hoa1. Les derniers renseignements fournis par M. Allen me semblent devoir lever les derniers doutes. L'un des auteurs cités par lui (Tomliris Geography) attribue aux Moys des cheveux laineux, un teint vraiment noir et une figure rappelant celle des Caffres2. lime semble difficile qu'un écrivain eût été aussi explicite sans aucune raison. Tout indique que les tribus noires de l'Annam doivent ressem- bler à celle de Malacca, et qu'à côté d'individus vraiment nègres il s'en trouve qui s'éloignent plus ou moins du type pur. De les appréciations diverses et en apparence contradictoires comme il s'en est produit si longtemps au sujet de la presqu'île malaise3.

Nous sommes bien mieux informés au sujet des populations de la presqu'îlecis-gangétique. Les livres tamouis, dit Logan, rapportent que les habitants primitifs avaient les cheveux « en touffes », ce qui ne peut s'appliquer qu'à des Nègres 4. Les témoi- gnages, les descriptions d'une foule de voyageurs, confirmées par des photographies, des dessins, des moulages, des têtes osseuses, font comprendre

1 Hamy, Rapport sur V anthropologie du Cambodge (Bulletin de la Société d'anthropologie, t. VI, p. 147).

2 Woolly haired, very black and savage and with faces ressembling Kaffirs.

3 The original range of tbe Papuan and Negrito races (Journal of tbe anthropological Institute, t. VIII, p. 41, 1878).

4 Tufted. Logan, Ethnology of the Indo-Pacific islands (Journal of tbe Indian Archipelago, vol. VII, p. 25).

NEGRITOS DE i/lNDE 59

tout ce que ces vieux textes doivent avoir de vrai. Cet ensemble de documents nous montre dans toute l'Inde méridionale et centrale des populations à teint plus ou moins noir, au milieu desquelles se montrent des individus dont la chevelure laineuse atteste encore la pureté de sang, au moins relative, et indique clairement la nature d'un des éléments ethniques qui ont donné naissance à ces popula- tions.

Les mêmes moyens d'étude permettent de pré- ciser à quelle branche du tronc nègre appartient cet élément, et d'affirmer qu'il est essentiellement négrito.

Pour M. Justice Campbell, l'ensemble des tribus qu'il appelle aborigènes se rattache physiquement au type négrito1. 11 en résume les caractères et signale en particulier leur taille, petite et svelte *', leur teint vraiment noir, leurs cheveux emmêlés, parfois frisés et même laineux. Ce dernier carac- tère se montre assez souvent sur les dessins faits d'après les photographies, bien que l'auteur ne le signale pas dans la description, et quelquefois lors

1 Justice Campbell, The ethnology of India. (Journal of the Asiatic So- ciety of Ben gai, vol. XXV, part II; supplementary number, p. 22).

2 Siight. On a souvent attribué aux Aëtas et aux Mincopies un ventre très développé. Je ne trouve ce caractère ni dans les photo- graphies de quarante-huit Négritos des Philippines faites à Luçon par M. Montano, ni chez les sept Mincopies des photographies que je dois au colonel Tytler, ni chez les seize individus de la même race repré- sentés dans les phototypies de M. Dobson. (Journal of the anthropolc- gical Institute, vol. IV, p. 457, pl. XXXI, XXXII et XXXIII.)

HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

même qu'il a dit le contraire. Ainsi en parlant des Santals qui habitent le bassin du Gange à l'est et à l'ouest de Bhagalpore, le colonel Dalton mentionne leurs cheveux droits *. Mais le dessin, qui repro- duit une photographie, montre deux individus de cette tribu dont la tête est couverte de touffes aussi arrondies et aussi serrées que celle de n'importe quel Négrito 2, et l'un d'eux est un vrai Mincopie, tandis que l'autre tient plus de l'Aëta. Ce que le même auteur dit des cheveux des Oraons prêterait à bien des doutes ; mais la planche sont figurés cinq membres de ces tribus présente chez une femme tous les traits de la Négrita et des cheveux au moins à demi laineux8. Le portrait du Dhoba Abor, d'une tribu du haut Brahmapoutre, prête aux mêmes observations. Dans le texte Dalton ne dit rien de la chevelure ; sur le dessin toujours copié d'une photographie, c'est celle d'un Nègre pur sang, bien qu'ici le type négrito soit manifes- tement altéré par un mélange de sang mogol. Je citerai encore la planche Fryer a représenté les Mulchers du district de Coimbatore, dans la pro- vince de Cochin4. On y voit des individus de taille,

1 Straight. Edward Tuite Dalton, Descriptive Ethnology of Bengal, p. 212.

2 Loc, cit., pl. XXIX.

3 Ibid. Frontispice. Je suis d'autant plus certain de ne pas me trom- per dans cette appréciation que dans une note adressée à Campbell le colonel Dalton déclare avoir vu des têtes laineuses (woolly heads) chez les Oraons. {Loc. cit., p. 22.)

4 Fryer, A few words conceming the wild people inhabiting the forests

Fig. 10. Djangal du Sirgoudja, d'après un dessin de M. Rousselet.

62

HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

de proportions et de traits fort différents ; mais, la femme placée à droite est une véritable Aëta ; elle a la chevelure qui caractérise l'ensemble de la race et les traits du sous-type philippinien j.

Le Bandra Lokh ou Djangal des forêts de l'Amar- kantak, dont M. Rousselet nous a rapporté le portrait 2, peut laisser des doutes relativement au sous-type nègre dont on doit le rapprocher (fig. 10), Les traits ne sont pas ceux d'un Négrito. On y trouvequelquechose qui rappelle certains Papouas. Chez lui la misère et la faim ont altéré les formes et décoloré la peau ; mais la chevelure laineuse que

of the Cochin staie (Journal of the royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 2e série, vol. III, p. 478).

1 On vient de voir plus haut que mes appréciations reposent sur la comparaison que j'ai pu faire de ces divers dessins avec soixante et onze portraits photographiques. A ce titre, elles peuvent, je crois, être accueillies avec confiance.

Cette abondance de matériaux m'a permis de constater une certaine différence entre les Aëtas et les Mincopies. Les premiers ont les traits plus grossiers, le nez plus écrasé à la racine, plus gros et plus épaté. Les membres inférieurs sont aussi moins fournis chez eux que chez les Andamaniens. En somme, ces derniers sont mieux doués au point de vue physique. Les Négritos de l'Inde paraissent se rattacher au sous- type des Aëtas, plutôt qu'à celui des Mincopies.

2 Rousselet, Note sur un autochtone des forêts de l'Inde centrale (Revue d'anthropologie, 1. 1, p. 245 ; Bulletin de la Société d'anthropologie, 2e série, t. VII, 610), et Tableau des races de l'Inde centrale dans Revue d'anthropologie, t. II, p. 267, avec figure et carte. L'appellation Hô, employée ici, doit être un terme général, pouvant s'appliquer à des races fort différentes. Hodgson l'emploie en parlant d'une population de Singhbhum qu'il décrit comme étant remarquable par son teint clair et la beauté de ses traits. (Journal ofthe Asiatic Society of Bengal, vol. XXV, p. 501.)

NÉGRITOS DE l/lNDE 63

notre compatriote n'a pas oublié de mentionner dans la description ne laisse aucun doute sur le type général auquel se rattache cet individu.

H.F. DEL. Ey. SC.

Fig. ir. Profil de Boda, jeune Ghond de Schagpore (A), comparé à celui d'une femme mincopie (B) et d'une femme aëta (Cj. (1/4 gr. nat.)

Dans l'ouvrage que nous avons publié avec M. Hamy 1 nous avons juxtaposé le profil d'un jeune Ghond, moulé par MM. de Schlagintweit, aux profils d'une Mincopie pris sur une des pho- tographies du colonel Tytler et de la jeune fille aëta dessinée par Choris \ Je reproduis ici ce

4 Crama et hnica, p. 1S9, fig. 209.

2 Choris, Voyage pittoresque autour du monde, liv. VII, pl. IV.

64 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

dessin (fig. 11). Il est facile de voir que le Dravi- dien tient à peu près le milieu entre les deux types insulaires, bien que se rapprochant de l'Aëta plus que du Mincopie ; et le colonel Dalton nous dit que les Ghonds ont les cheveux, le teint et la phy- sionomie du Nègre.

A ces preuves tirées des caractères extérieurs viennent s'ajouter celles que fournit l'étude des têtes osseuses. Chez les Négritos en général la tête et la face du squelette présentent des caractères très particuliers. Dans un excellent travail. M. Flower a insisté sur l'extrême ressemblance manifestée par les vingt-quatre crânes qu'il avait à sa dispo- sition et déclaré qu'il croyait ne devoir jamais con- fondre une tête d'Andamanien avec celle de n'im- porte quelle race i. Nous avons montré, M. Hamy et moi , que la tête aëta en présentait tous les traits les plus caractéristiques. Ces traits sont de nature à être reconnus sans peine lors même qu'ils sont atténués ou juxtaposés à d'autres par suite du croisement 2. Ils permettent de poursuivre et de retrouver le type négrito, lors même qu'il est mas- qué pour ainsi dire par le mélange des sangs et le changement de langage, de religion, de mœurs... En voici des exemples :

Un voyageur français, Leschenault de la Tour,

1 Flower, On the osfeology and affinities of the natives of the Andaman islands (Journal of the anthropological Institute, vol. IX, p. 1 12).

2 Etude sur les Mincopies ; Crania ethnie a.

BENGALIS 65

avait recueilli vers 1820, dans la région monta- gneuse de Cattalam, au sud de Maduré, une tête osseuse qui fut déposée au Muséum \ A part quel- ques caractères tout individuels, elle présente tous ceux des Mincopies (fig. 12).

Fig. 12. Crâne de Négrita des montagnes de Cattalam, vu d'en haut. (i/4gr. nat.) (Mus. d'hist. nat., 3502.)

Dans son excellent travail sur l'ethnologie de l'Inde, M. J. Campbell déclare ne savoir trop que faire des Bengalis. Une tête que je dois à M. le Dr Mouat permet de résoudre ce problème 2, c'est celle d'une femme paria âgée de trente-cinq ans, des environs de la capitale du Bengale. Comparée à une tête d'homme mincopie qu'avait bien voulu

1 Relation abrégée d'un voyage aux Indes orientales (Mémoires du Mu- séum d'histoire naturelle, t. XI, p. 264).

2 M. le Dr Mouat a publié plusieurs travaux du plus haut intérêt sur les Mincopies. Je me borne à citer son ouvrage classique : Adven- tices and Researches amongthz Andaman islands, 1863.

Q.UATREFAGES, Pygmées. S

66 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

m envoyer le colonel Tytler, celle-ci ne s'en dis- tingue en réalité que par les traits qui différencient les sexes. Loin d'atténuer les caractères les plus fondamentaux du type, elle les exagère parfois; si bien que, si l'on ne connaissait pas avec certitude l'origine de cette pièce, on la croirait venue des îles Andaman \ Cette observation craniologi- que, en attestant la présence de l'élément négrito au cœur du Bengale, confirme et explique les tra- ditions recueillies par M. Allen, relativement à l'ancienne existence dans ces contrées de nains prétendus cannibales 2.

Presque à l'autre extrémité du bassin du Gange, dans le district de Malwar, vivent les Coorumbas, qui, dans les jungles deWynood, paraissent avoir conservé la pureté de leur sang négrito. Dans la courte note qu'il leur a consacrée, M. Samuells nous dit qu'ils sont noirs (black), de très petite taille, et qu'ils ont les cheveux laineux. Ces petits Nègres sont remarquables par leur activité et leur

1 J'ai dit quelques mots de cette tête dans mon Etude sur lesMinco- pies. Elle est figurée de face et de grandeur naturelle dans l'atlas des Crania ethnica, pl. XVII.

2 The original range of the Papuan and Négrito races (Journal of the anthropological Institute, vol. VIII, p. 42). A diverses reprises, les Négri- tos ont été accusés d'anthropophagie. A mesure qu'on les a mieux connus, on s'est convaincu que c'était à tort. Pourtant il serait pos- sible que ils ont été traqués par des envahisseurs impitoyables, ils aient été entraînés par la misère à se nourrir de chair humaine. On sait que pareille chose s'est produite en Afrique, chez des tribus jus- que-là pastorales, à la suite des dévastations opérées par Chaka et par Dingaan.

DOMS

67

courage qui les font rechercher comme sbiharis i. Ce n'est pas seulement au cœur de l'Inde que Ton retrouve le type qui nous occupe. On peut le poursuivre bien plus au nord et jusqu'au pied de l'Himalaya. J'ai déjà parlé du portrait d'un Dhoba Abor, publié par le colonel Dalton. Ces tri- bus habitent à l'extrémité orientale de l'Assam, sur le bord de rivières qui se jettent dans le Brah- mapoutra supérieur. Bien plus à l'ouest, un voya- geur anglais, M. Traill, a trouvé dans le Kamaon, à côté des castes brahmaniques et des Rajpoutes, une classe qui se distingue nettement de toutes les autres. Ce sont les Doms, dont il dit qu'ils sont tous extrêmement noirs et dont plusieurs ont des cheveux plus ou moins laineux 2. Les Doms habi- tent à l'ouest delà rivière Kali. Plus à l'ouest encore vivent les Chamang, Chamar ou Kalis qui parais- sent présenter les mêmes caractères 3.

*■ Journal of the Asiatic Society of Bengal, vol. VI ï, p. 436, 1856.

2 Many having curly hair inclining to wool and being ail extremely black. (TrûM, Statistical sketch of Kamaon ; Asiatic Researches, vol. XVI, p. 160.) Ces détails précis, donnés par un voyageur qui a vu par lui-même, sont d'autant plus importants que dans son remarquable Mémoire sur l'ethnologie de l'Inde, Campbell déclare ne connaître dans ces con- trées aucune population pouvant se rattacher à celles qu'il nomme aborigènes et qu'il regarde toutes comme ayant plus ou moins de sang négrito. (Journal of the Asiatic Society of Bengal, vol. XXXV, supple- mentary number, p. 46.)

Prichard cite deux fois le passage précédent. A la page 205 du IVe vo- lume il le reproduit exactement. Mais à la page 232 il remplace extre- mely par nearly, ce qui est bien différent.

3 Cunningham cité par Logan. (Journal of the Indian Archipelago, vol. VII, p. 25.)

68 HISTOIRE DES PYGMÉES ORIENTAUX

Ce ne sont certainement ni les Thibétains ni les Aryans qui ont pu donner aux Doms et à leurs voisins occidentaux un teint vraiment noir et des cheveux éveillant l'idée de la laine. Ce dernier caractère surtout a une importance capitale. Dans le croisement de deux races dont l'une a des cheveux à coupe horizontale elliptique, l'au- tre des cheveux à coupe circulaire, ce dernier caractère l'emporte très vite chez les métis. Les observations faites par Semper aux Philippines s'accordent sur ce point avec celle qui avaient été déjà recueillies en Amérique et dans la Russie orientale. Le même voyageur, confirmant les plus anciennes descriptions, a reconnu que le teint noir persiste alors que la chevelure est déjà fort modi- fiée i. Une tête quelque peu laineuse annonce donc la présence du sang nègre à peine atténué.

Quand il s'agit des Négritos et de leurs métis il est un autre caractère qui a une grande impor- tance : c'est celui de la taille. Tous les Négritos purs sont très petits. Les voyageurs sont unani- mes sur ce point. Je donnerai plus loin des mesures précises sur des individus de race pure ou métisse. Ici je me borne à faire remarquer que dans les populations mélangées, la taille décroît en général au fur et à mesure que se prononcent da- vantage les autres caractères pouvant rattacher au type négrito les individus examinés.

1 Semper, Die Pihhpf inen und ihre Bewohner, p, 137.

BHILS 69

Ainsi M. Roubaud a donné comme taille moyenne des Dravidas à cheveux lisses, à teint couleur de chocolat, i"\Ô4 pour les hommes et i n\ 5 6 pour les femmes; tandis que chez les Pou- leyerà peau presque noire, à cheveux tantôt lisses, tantôt frisés et même crépus, la taille descend à im,6i \

Ainsi encore en parlant des Bhils à cheveux lisses et à teint de café brûlé clair qu'il a vus, M. Rousselet dit qu'ils sont de taille moyenne2. Mais le colonel Sealy, qui s'est trouvé en contact avec des Bhils à teint très foncé 3, à cheveux frisés, ajoute qu'ils sont de petite taille4. Chez les Gounds, plus noirs et plus laids que les Bhils, la taille n'at- teint que rarement im,Ô2 ou 1^,63 5. Chez les Put- touas elle descend à im,57 pour les hommes et jusqu'à im,29i pour les femmes0.

Chez les Mintiras de Johore, au sud de Malacca, qui ont des cheveux tantôt lisses, tantôt frisés, la

1 De Quatrefages, Rapport sur le concours du prix Godard [Bulletin de la Société d'anthropologie, 2e série, t. IV, p. 502, 1S69).

2 Rousselet, Tableau des races de l'Inde centrale (loc. cit., p. 60).

3 Of ver y dark complexion.

4 Of short stature. (Cité par Prichard, loc. cit., p. 172.)

5 Rousselet, loc. cit., p. 286.

6 Je dois faire remarquer qu'un autre élément fort différent des Négritos peut aussi abaisser la taille. Il peut être fourni par quelques populations thibétaines petites quoique très robustes; mais alors, au lieu de se foncer, le teint s'éclaircit. Tel paraît être le cas pour les Toulcous étudiés par M. Roubaud, qui joignent un teint d'un blanc jaunâtre et des formes trapues à une taille moyenne de im,62. (Loc. cit., p. 521.)

yO HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

taille varie de im,Ô20 à im,470, et la moyenne est de im,58o4. Wallace attribue aux Sémangs une taille de im,266 à im,4i62.

Fig. 13. Buste d'Orion, Negrito-Papou de Tidore, vu de profil. (3/4 gr. nat.) (Mus. d'hist. nat., no 880.)

Je crois en avoir dit assez pour démontrer qu'au milieu des populations si mêlées de la grande pres- qu'île cisgangétique et des contrées qui se ratta- chent à elle, le type négrito se trahit à chaque pas

1 Logan, Physical caractcristics of the Mintira (Journal ofthe Indian Archipelago, vol. I, p. 294, avec trois planches au trait).

2 Cité par Lane Fox. {Journal of the anthropological Institute, vol. VII, P- 437.)

AIRE DES NÉGR1T0S

par quelques-uns de ses caractères fondamen- taux et reparaît parfois à l'état de pureté. J'insis- terai plus loin sur les conséquence de ce fait.

En somme, de nos jours encore la race né- grito, pure ou métissée, s'étend en mer de l'ex- trémité sud-orientale de la Nouvelle- Guinée à l'archipel des Anda- man, et des îles de la Sonde au Japon. Sur terre, elle va de l'Annam et de la presqu'île de Malacca aux Gathes oc- cidentales et du cap Co- morinà l'Himalaya.

La race dont nous es- quissons l'histoire n'est pas restée partout iden- tique dans l'aire im- mense qui lui fut dé- volue. A eux seuls, les caractères extérieurs ac- cusent d'assez grandes différences entre cer- tains Négritos de la

Fig. 14. Négrito-Papou de Crawfurd.

72 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

Nouvelle-Guinée et de l'archipel indien d'une part, ceux des îles Philippines et des Andaman d'autre part.

Fig. 15. Crâne de Négrito-Papou de Bornéo, ayant fait partie d'un trophée dayak.

Nous connaissons les premiers par la description et par la figure en pied que Crawfurd a publiées S dont Earl a attesté l'exactitude, et que je repro- duis ici (fig. 14) ; par un buste moulé par Dumou-

1 Crawfurd, History of the Indian Archipelago, vol. I, p. 23. J'ai re- produit cette figure dans mon Mémoire sur les Mincopies, p. 231.

AIRE DES NÉGRITO-PAPOUS 73

lier, et dont je figure ici le profil (fig. 13) 4; Le dessin déjà ancien de Choris et de nos jours de nombreuses photographies ne laissent à peu près rien à désirer quant aux seconds. Ces deux types secondaires présentent un contraste assez prononcé. Le Négrito de Crawfurd a le teint beaucoup moins noir que les Aëtas et les Mincopies ; son nez est plus écrasé, son menton beaucoup plus fuyant ; le bas des reins est moins bien formé, les cuisses et les jambes sont moins fournies, etc.

Ces traits différentiels m'ont paru suffisants pour motiver la division de la race négrito en deux ra- meaux, le rameau oriental et le rameau occidental. L'étude des crânes a confirmé depuis cette manière de voir. Le Négrito oriental aie crâne un peu plus allongé que son frère de l'Occident, tout en restant encore fort loin de la dolichocéphalie franche qui caractérise le Papoua 2. Nous avons cru devoir, M. Hamy et moi, accentuer la distinction précé- demment établie, et nous avons considéré chacun de ces types secondaires comme constituant une sous-race. Pour nous les petits Nègres orientaux

1 De Quatrefages et Hamy, Crania ethnica, p. 205.

2 L'indice horizontal varie de 80 à 84 chez le Négrito; de 78,85 à 79,87 chez les Négrito-Papous de la Nouvelle-Guinée; de 69,35 à 78,23 chez les Papouas de la même île. Le dernier chiffre, très élevé et trouvé sur un crâne de femme, permettrait de soupçonner l'influence du métissage. J'ai déjà insisté ailleurs sur ces différences craniolo- giques, et je rappellerai qu'en outre les Papouas sont plus grands, plus forts, plus athlétiques que les Négritos. (Journal des savants, 1872, p. 627.)

74 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

sont les Négrito-Papous, ceux de l'Occident sont les Négritos proprement dits. Quant à ces derniers, les différences que j'ai signalées plus haut entre les Aëtas et les Mincopies sont trop légères pour qu'il soit nécessaire d'en faire deux groupes distincts.

Les centre de population des Négrito-Papous pa- raît être dans la Nouvelle-Guinée et ses dépen- dances. Les Mincopies comme les Aëtas appartien- nent au type des Négritos proprement dits qui paraît avoir occupé une grande partie des archipels indonésiens ; c'est encore lui que nous retrouvons sur le continent.

La limite des deux groupes est d'ailleurs difficile à tracer. D'un côté le Négrito que Earl eut pour compagnon de route, et qui lui rappela le dessin de Crawfurd, était natif de Gilolo (Moluques); d'autre part M. Hamy a suivi jusqu'à Timor la trace indubitable des Négritos proprement dits1 ; et le teint franchement noir des individus vus par M. d'Albertis à Epa et par Lawes à Port Moresby semble indiquer qu'on le retrouve jusqu'à l'extré- mité orientale de la Nouvelle-Guinée. On voit que les deux divisions de la race se sont réciproque-

1 « Tous ces traits crâniens, éminemment négritos, font du Timo- rien que nous étudions un excellent type de la race... » «Tous les traits caractéristiques de la face négrito se retrouvent sur notre pièce. Les formes des diverses cavités sont les mêmes et les os qui les cir- conscrivent suivent les mêmes courbes... » (Hamy, Documents pour servir à l'anthropologie de Vile de Timor, dans les Nouvelles Archives du Muséum d'histoire naturelle de Paris, t. X, p. 263.)

AIRE DES NÉGRITOS 75

ment pénétrées; et, bien probablement, elles sont reliées l'une à l'autre par des intermédiaires.

Quoi qu'il en soit, à en juger par les documents recueillis jusqu'à ce jour, l'aire des Négrito-Papous est exclusivement pélagique; les Négritos propre- ment dits habitent à la fois des îles et le continent. La présence de nos petits Nègres sur une aussi vaste étendue du monde maritime oriental a tout spécialement attiré l'attention des anthropologistes. Pour expliquer cette diffusion, M. Richard Owen a cru nécessaire de recourir à l'hypothèse trop sou- vent invoquée d'un ancien continent, aujourd'hui partiellement englouti et ayant laissé, comme trace de son existence, des terres hautes, des chaînes de montagnes, qui seules émergent aujourd'hui au-dessus des flots1. Je crois qu'il est possible de rendre compte des faits d'une manière plus sim- ple.

L'histoire du peuplement de la Polynésie montre comment un peuple de marins a pu atteindre aux dernières extrémités du monde maritime océa- nien2. Sans être allés à beaucoup près aussi loin

1 Cette hypothèse conduirait à étendre ce continent sur toute l'aire négrito et par conséquent à rattacher à l'Inde, non seulement les îles de la Sonde et les archipels indonésiens, ce qui pourrait être accep- table, — mais encore la Nouvelle-Guinée et divers archipels adjacents, ce qu'il est impossible d'admettre.

2 Les Polynésiens et leurs Migrations. Paris, Arthus Bertrand. J'ai résumé dans cet ouvrage les principaux faits relatifs au peuplement de la Polynésie et donné une carte des migrations polynésiennes complé- tant celle de Haie. Je suis revenu sur ce sujet et ai donné une se-

76 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

que les Polynésiens dans l'art de la navigation, nous savons que les Négritos, entièrement livrés à eux-mêmes, ont su inventer des canots dont les qualités nautiques étonnent les marins anglais. on les a laissés en possession de leurs côtes, ils sont restés hardis pêcheurs. Leur extension d'île en île, leur dissémination à la suite de coups de vent ou de tempêtes dans ces mers les terres sont bien plus grandes, bien plus nombreuses et rapprochées que dans le Pacifique, n'a rien de bien difficile à admettre.

La prise de possession des archipels indous et indonésiens a du être d'autant plus facile pour les Négritos que, selon toute apparence, ils en ont été les premiers habitants. Cette conclusion ressort d'une foule de détails donnés par les voyageurs et qui peuvent se résumer dans un fait général déjà indiqué plus haut, savoir que, à bien peu près par- tout, ces malheureux petits Nègres sont absolu- ment entourés de populations qui leur sont supé- rieures soit en force physique, soit en civilisation, et qui semblent s'être donné la tâche de les exter- miner1. Or, si dans quelques cas rares et grâce à

conde édition de la carte en 1877. (Bulletin de la Société d'acclimata- tion.) Je viens d'en publier une troisième plus complète et qui repré- sente les migrations des Papouas à côté de celles des Polynésiens. (Bibliothèque ethnologique. Introduction à V étude des races humaines, 1887.)

1 A Bornéo, les Dayaks chassent au Négrito comme à la bête fauve, et abattent à coup de sarbacane les enfants réfugiés sur les arbres, comme ils feraient d'un singe. (Earl, loc. cit., p. 147.)

ANCIENNETÉ DES NEGRITOS 77

des circonstances exceptionnelles, une race infé- rieure peut se glisser sur une terre déjà occupée par des ennemis plus forts qu'elle et s'y maintenir, il est impossible d'admettre que ce fait ce soit pro- duit sur une multitude de points en s'accom- pagnant partout de circonstances identiques. En voyant à peu près toujours les Négritos confinés dans les montagnes et dans l'intérieur des îles dont d'autres races occupent les plaines et les côtes, il est difficile de ne pas les considérer comme ayant été les premiers occupants.

Le continent présente des faits tout semblables dans l'Annam et à Malacca. Laissons de côté la première de ces régions sur laquelle nous n'avons que des renseignements incomplets. A Malacca la plupart des Négritos sont plus ou moins métissés. Moins féroces ou plus faibles, leurs envahisseurs se sont croisés avec eux; mais le sang nègre s'y montre encore avec toutes les apparences de la pureté chez un assez grand nombre d'individus, et nous avons vu qu'il existe encore des petits grou- pes qui paraissent être exempts de mélange. Des faits analogues se retrouvent dans l'Inde. Pourtant ici le croisement remonte probablement bien plus haut, et s'est en outre accompli dans des conditions plus compliquées.

Les résultats du métissage ne se montrent pas à beaucoup près toujours dans l'Inde avec l'espèce de régularité que je signalais plus haut. Chez l'homme comme chez les animaux le croisement

78 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

sans règles et livré au hasard semble avoir ses caprices. Tantôt les caractères opposés s'atténuent réciproquement, tantôt ils se juxtaposent. Il en est qui s'effacent plus aisément que les autres. Ainsi, la chevelure laineuse disparaît souvent sans que la couleur delà peau soit peu ou point changée. Pour M. Montano comme pour Semper, les Nègres à cheveux lisses de Luçon dont parlent les vieux auteurs espagnols ne sont que des métis d'Aëtas et de Tagals, tels qu'on les voit de nos jours. Tous les autres caractères peuvent présenter des fait analogues.

Ce qui s'est produit à Luçon a se produire à plus forte raison dans l'Inde, le mélange est plus ancien et s'est accompli sur une bien plus grande échelle entre des éléments ethnologiques beaucoup plus nombreux et divers. aussi la chevelure laineuse a disparaître dans une foule de tribus, laissant comme trace du type fondamental, tantôt sur la masse de la population, tantôt chez des individus plus ou moins nombreux, certains traits du visage, la couleur du teint, la petitesse de la taille, la forme de la tête1. Les croisements suc-

1 Les trois premiers caractères sont signalés chez un grand nombre de populations dravidiennes et se retrouvent au même degré dans d'autres que l'on ne comprend pas sous la même dénomination, parce qu'elles ne parlent pas une langue de ce nom. Le défaut de pièces d'études ne permet pas d'être aussi affirmatif pour le quatrième. On a vu plus haut que la tête négrito se retrouve en plein Bengale chez des populations parlant une langue aryano-indienne. Toutefois,

VARIÉTÉ DES CARACTERES 79

cessifs avec des types différents, la proportion variée des éléments ethniques, ont nécessairement amené chez les métis la prédominance, tantôt des caractères négritos, tantôt des traits empruntés ailleurs. L'atavisme n'a jamais perdu ses droits au milieu de cette confusion des sangs, et n'a pu que faire revivre bien des fois d'anciens types que Ton pouvait croire effacés.

Ces considérations bien simples rendent compte de tous les faits signalés par les voyageurs. Elles expliquent la diversité extrême des caractères tant de fois signalées dans une même population et par conséquent les appréciations contradictoires des auteurs si bien résumées par Latham à propos des montagnards rajmalis. « Leur physionomie est mongole, disent les uns; leur physionomie est africaine, disent les autres1. »

Comme le montrent si clairement les photo- graphies, lorsqu'il s'agit de ces populations mélan- gées, tout dépend des individus que l'observateur a rencontrés. Mais les contradictions apparentes ne peuvent plus aujourd'hui faire méconnaître le

M. Mouat a trouvé que les populatious auxquelles se rattachent la plupart des Dravidiens se partageaient en dolichocéphales, sous-doli- chocéphales et mésaticéphales. Quelques tribus de l'Assam et un Mishmi toucheraient seuls à la sous-brachycéphalie. (A few notes on some skulls of the hill tribes of India ; Transactions ofthe ethnological So- ciety, vol. VI, p. 42.) Ces faits s'expliquent aisément par la multi- plicité des races qui se sont successivement croisées avec la population nègre primitive.

1 Latham, Descriptive Ethnologv, vol. II, p. 417.

80 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

fait général, et ce fait peut s'exprimer en peu de mots. Dans l'Inde et dans ses dépendances toutes ou presque toutes les populations de petite taille et à teint noir sont plus ou moins métissées de Négrito ; il en est chez lesquelles ce type se con- serve ou reparaît par atavisme presque à l'état de pureté ; il est enfin des groupes qui sont restés purs.

Les faits chaque jour plus nombreux et mieux constatés ramènent donc vers un ordre d'idées que Logan avait déjà appuyé sur des arguments sé- rieux1, que je crois avoir été un des premiers à développer2, et dont se sont rapprochés à des de- grés divers Hamilton Smith3, Campbell, Dalton, Giglioli \ Allen5, Flower0, etc.

Je ne saurais exposer ici en détail les faits et les considérations qui m'ont conduit à des conclusions

1 Logan, The Ethnology ofthe Indian Archipelago et Ethnology of the Indo-Pacific islands (Journal of the Indian Archipelago, vol. IV, 1850, et VII, 1853).

2 II y a plus d'un quart de siècle que j'ai professé au Muséum, en m'appuyant sur des faits alors connus, des idées semblables à celles que j'expose ici et qui n'ont fait que se confirmer et s'étendre depuis cette époque. (Les Races lùgres, leçon d'ouverture du cours d'anthro- pologie; Galette médicale, 1862.) Je résumais dans cette leçon mon cours de l'année précédente.

3 The Natural History of the human species, p. 200,

4 Giglioli, Studi sulla ra^a uegrita (Archivio per Vantropologia e la etnologia, t. V. p, 293, 1876).

5 Allen, The original range of the Papuan and Negrito tribes (Journal ofthe anthropological Institute, vol. VIII, p. 38, 1878).

6 Flower, loc.cit., p. 131, 1879.

AIRE PRIMITIVE DES NEGRES 8l

générales sur le passé des diverses races nègres. On les trouvera dans un livre dont la première partie a déjà paru1. Mais je puis résumer cet en- semble de données en quelques propositions en me plaçant surtout au point de vue de l'étude actuelle.

Le type nègre s'est caractérisé primitivement dans l'Asie méridionale, qu'il a sans doute occupée seul pendant un temps indéterminé. C'est de que les divers représentants de ce type ont irradié; et, en se portant les uns à l'est, les autres à l'ouest ; ils ont donné naissance aux populations noires de la Mélanésie et de l'Afrique. En particulier l'Inde et l'Indo-Chine ont appartenu d'abord aux Noirs. Des invasions ou des infiltrations de di- verses races jaunes et blanches ont morcelé les populations nègres occupant jadis une aire con- tinue; et, en se mêlant à elles les ont profondément altérées. L'état de choses actuels est le résultat final de luttes et de mélanges dont les plus anciens, remontent à une époque extrêmement reculée des temps préhistoriques. Le sous-type négrito est un des plus anciens de la race, et était au moins prédominant dans l'Inde et dans l'Indo-Chine, lorsque commencèrent les croisements.

Déterminer même d'une manière approximative la date des premiers mélanges est évidemment

1 Introduction à l'étude des races humaines. Oiiestions générales, 1887.

Q_u atrefages, Pygmées. 6

82 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

impossible, mais nous en constatons de récents. Les Malais s'étaient établis à Luçon avant leur conver- sion à l'islamisme, puisqu'ils étaient encore païens à l'arrivée des Espagnols. Ils y étaient donc arrivés selon toute apparence avant la prise de Madjapahit par les mahométans, ce qui nous reporte au moins vers le milieu du xve siècle \ Mais cette colonisation devait être assez récente, puisque les premiers Européens purent recueillir des traditions d'où il résulte que les Indiens à cheveux lisses, c'est-à- dire les Malais ou leurs métis, déjà maîtres de la plaine, n'en payaient pas moins un certain tribut aux Noirs purs2. Cela même atteste que ces der- niers avaient été les premiers occupants. Il est du reste très probable que le mouvement d'expansion, déterminé en Malaisie, comme en Arabie, par le triomphe de l'islam, ne put qu'être fatal à nos petits Nègres, qui durent se voir envahis dans bien des îles ils avaient vécu en paix jusqu'à ce mo- ment.

Dans l'Inde, la légende de Rama peut seule per- mettre quelques conjectures. Quoique défigurée par la fable, l'histoire du héros aryan renferme à coup sûr un fond de vérité. Le récit des services qu'il reçoit d'Hanouman n'a rien que de fort simple si l'on voit dans celui-ci et son peuple de singes

1 La prise de cette ville peut être considérée comme marquant l'avènement de l'islamisme en Malaisie. Elle eut lieu en 1478. (Des- cription de Java, par Raffles et Crawfurd, traduite par Marchai, p. 349.)

2 Rienzi, Ocèanie, t. I, p. 302.

LÉGENDE D'HANOUMAN 83

un chef et une tribu de Négritos. Cette interpré- tation emprunte aux découvertes modernes un caractère réel de probabilité. Si elle est fondée, comme il est permis de le croire, il en résulterait qu'aux temps héroïques de la conquête aryane, les Négritos formaient encore des populations flo- rissantes dont les nouveaux venus ne dédaignaient pas l'alliance, tout en les regardant comme des créatures d'un rang inférieur 1.

L'orgueil de race, les différences de religion et de mœurs n'ont jamais empêché les Européens, pas plus les Anglo-Saxons que les autres, de se croiser avec les derniers des sauvages 2. Les Aryans n'étaient pas plus réservés. Nous voyons leurs héros des premiers temps, les Pandavas eux- mêmes, donner l'exemple de ces unions. Après avoir vaincu et tué le rakchasa Hidimba, Bhima- sena résiste d'abord aux sollicitations de la sœur de ce monstre qui, devenue amoureuse de lui, se montre sous les traits d'une femme charmante. Mais sur les représentations de son frère aîné, Youdhichshira, le roi de la justice, et avec l'assen- timent de sa mère, il finit par céder et va passer

1 Je reconnais d'ailleurs que la légende d'Hanouman peut s'appli- quer également à quelqu'une de ces tribus dravidiennes qui s'étaient élevées bien au-dessus de l'état sauvage.

2 Témoin les métis d'Anglais et d'Australiennes. La race tasmanienne n'est plus représentée que par les métis des pêcheurs de phoques, et nous savons par Bonwick que les enfants étaient souvent nombreux dans la même famille.

84 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

quelques temps dans la demeure enchantée de cette Armide dravidienne ou négrito1.

Ainsi, dès les temps héroïques de la race aryane, celle-ci mêlait son sang à celui des populations locales. Mais les mélanges remontaient certainement bien plus haut, et se sont continués depuis. On sait combien ont été nombreuses les invasions le plus souvent venues de l'ouest et du nord-ouest. Le résultat inévitable était l'effacement de plus en plus marqué du type négrito. Ainsi ont pris nais- sance toutes ces races mixtes dominent tour à tour le type blanc, jaune ou noir et que l'on dési- gne sous le nom commun de Dravidiens. Mais le fond premier n'en persiste pas moins d'une manière parfois bien curieuse et bien significative.

Les races dravidiennes ont au point de vue qui nous occupe un intérêt facile à comprendre. Elles nous renseignent sur l'ancienne extension des Né- gritos. Nous pouvons dire à bien peu près avec certitude que cette race a occupé jadis toutes les terres nous rencontrons aujourd'hui des Dra- vidiens. Ici je dois faire une remarque importante.

On n'a jusqu'ici regardé comme dravidiens que les groupes parlant une de ces langues auxquelles les linguistes ont donné le nom de dravidiennes , dont le trait le plus caractéristique paraît être de se rattacher assez intimement aux idiomes aus-

1 Théodore Pavie, Les héros pieux, les Pandavas (Revue des Deux Mondes, 1857, t. II, p. 221).

DRAVIDIENS 85

traliens. On n'a pas tenu compte des caractères physiques. Par on a été conduit à regarder comme n'appartenant pas à l'ensemble de popu- lations qui nous occupe, et par conséquent comme étant sans rapport avec les Négritos, toute tribu pos- sédant une langue aryenne ou iranienne. Ce point de vue, exclusivement linguistique, nepouvait que conduire à de réelles erreurs ethnologiques.

Par exemple les Jauts, qui représentent aux yeux d'Elphinstone les premiers possesseurs du sol, sont d'après lui-même petits, noirs et laids. Leurs femmes ne sont pas plus belles1. Or, cette courte caractéristique résume les traits essentiels attribués par divers voyageurs à quelques-unes des tribus regardées comme types des Dravidiens. L'évêque Héber en particulier ne parle pas autrement des Bhils2. Par leurs caractères physiques, les Jauts d'Elphinstone se rattachent donc à toutes ces po- pulations dans la composition desquelles l'élément négrito a joué un rôle plus ou moins considérable. Dans le Penjab, ils sont regardés comme les plus anciens habitants de la contrée, de même que dans l'Inde centrale les Dravidiens sont universel- lement acceptés pour les prédécesseurs des Aryans. Mais les Jauts ne parlent pas dravidien ; leur lan- gue se rattache à la souche sanscrite, et Prichard et les linguistes en général en on fait des Indous.

1 Elphinstone, Aboriginal Inhabitants of the soil.

2 Travels in India, p. 82, cité par Prichard.

86 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

Les caractères physiques, bien moins facilement modifiables que la langue, la religion ou les mœurs, ont pour tous les anthropologistes une valeur prépondérante, et je ne puis voir dans les aborigènes noirs du Penjab que des représentants de la race qui, plus au sud, a également précédé les autres et présente les mêmes caractères.

C'est dans les parties basses du Penjab et par conséquent dans le voisinage de l'Indus qu'habi- tent plus particulièrement les Jauts d'Elphinstone. Le type dravidien arrive donc de nos jours encore au moins jusque dans le voisinage de la rive orientale de ce fleuve. Mais il faut faire un pas de plus et reporter jusque sur la rive occidentale du fleuve l'habitation des Dravidiens.

Bien haut sur l'Indus et à partir du point ce fleuve commence à s'infléchir vers le sud se trouve le Daman. Cette province est comprise entre le Sind ou Indus supérieur, les monts Soli- man, les Montagnes-Salées et l'Indus proprement dit. Elle est donc tout entière sur la rive droite. L'une de ses subdivisions, le Mackelwand, occupe toute la plaine située le long du fleuve. vit une population qu'Elphinstone regarde comme un mélange de Béloutchis et de Jâts. Mais il nous apprend en même temps que les riverains de l'Indus sont « presque noirs de teint, chétifs et maigres1 ».

i They are people of dark complexion and lean and meagre form.

JAUTS 87

Nous voyons reproduite en quatre mots la ca- ractéristique des Jauts du Penjab. Or, les vrais Béloutchis sont grands et bien faits1. Il en est de même des Jâts.

Ni les uns ni les autres ne sont presque noirs (dark), sans quoi les voyageurs et surtout M.Rousselet n'eussent pas manqué de le dire. Ils n'ont donc pu donner naissance à la population du Mackelwand. Celle-ci n'est évidemment qu'un reste des hommes noirs de Ctésias, un rameau des Jauts d' Elphinstone qui a passé le fleuve. Ce sont des Dravidiens.

A l'autre extrémité du cours de l'Indus et toujours sur la rive droite nous rencontrons des faits assez différents, mais qui n'en conduisent pas moins à des conclusions analogues aux précé- dentes. Ils nous sont offerts par les Brahouis dont j'ai déjà parlé, mais sur lesquels il peut être utile de revenir.

Les Brahouis habitent le Béloutchistan à côté des Béloutchis. Tandis que ceux-ci ont le nez aquilin, les yeux enfoncés et le teint clair, les pre- miers ont la peau très basanée, le nez peu proé- minent, la figure plate, mais des yeux bien fendus, ce qui dénote une origine très mêlée. Ces derniers

1 V Univers, description de tous les peuples : vol. de la Tartarie; Béloutchistan, par MM. L. Dubeux et V. Valmont, p. 370. Les au- teurs ont résumé les renseignements fournis par un voyageur anglais, M. Ch. Masson. (Narrative oj varions journeys in Belucbistan, Afgha- nistan and the Penjab.)

88 HISTOIRE DES PYGMEES ('RIENTAUX

traits, qui rappellent si clairement divers types dravidiens, appartiennent essentiellement aux Brahouis montagnards, dont la taille est en outre moindre que celle des Béloutchis proprement dits; ajoutons surtout que les Béloutchis et les Brahouis. diffèrent par le langage autant que par l'extérieur. Les premiers parlent une langue iranienne; les seconds une langue dont M. Maury nous dit encore « qu'elle se rattache aux langues dravi- diennes et sert de transition entre celles-ci et les langues iraniennes ».

Il est évidemment impossible d'admettre qu'une langue dravidienne ait pénétré de l'est à l'ouest au milieu d'une population iranienne ou toura- nienne restée pure, et ait été acceptée par elle. On ne peut pas davantage supposer que des Dravidiens soient venus s'implanter de force ou autrement au milieu de ces races que nous voyons partout leur être supérieures et les refouler de plus en plus. Il faut donc admettre que les Béloutchis iraniens, en pénétrant dans ces contrés, y trouvèrent les Brahouis dravidiens qui, plus ou moins altérés et relevés par le croisement, ont pourtant conservé en partie leurs caractères physiques et une langue caractéristique. C'est du reste ce qui résulte des traditions des deux races. Les Brahouis se regardent comme aborigènes; les Béloutchis admettent qu eux-mêmes sont d'origine étrangère1.

1 Latham, Descriptive Ethnology, vol. II, p. 254.

BRAHOUIS 89

Les Brahouis sont bien probablement le rameau le plus occidental de ces Kôles, Khôles, Côles ou Coolees, qui sont déjà nombreux au delà du delta de l'Indus, encore plus dans le Guzarate, et dont les tribus plus ou moins disséminées s'étendent, à travers l'Inde centrale presque entière, jusque dans le Béhar, et à l'extrémité orientale des monts Vindhyas1. Placées ainsi dans les conditions les plus diverses, ces tribus ont conservé leurs carac- tères primitifs, ou ont varié à des degrés fort dif- férents. Les Khôles orientaux, retirés dans les gorges de la Nerbuda ou sur les hauts plateaux, sont parfois inférieurs aux Bhils et se rapprochent des derniers groupes dravidiens; les Khôles occi- dentaux, habitant des contrées ouvertes, en contact avec les races conquérantes, en ont fortement reçu l'empreinte. « On trouve chez eux, dit M. Rous- selet, une échelle de types allant du Bhil pur au Rajpout pur. » Ce qui s'est passé dans le Rajpou- tana a se produire à plus forte raison dans le Béloutchistan la population dravidienne, encore plus exposée aux invasions, ne pouvait pas se recruter chez des tribus restées plus ou moins à l'abri des nouveaux mélanges.

Ainsi les races noires de l'Inde avaient passé l'Indus. Mais jusqu'où s'étaient-elles étendues à l'ouest du fleuve? Il est difficile de répondre à cette question.

1 Rousselet, Essai d'une carte ethnologique de l'Inde centrale (loc. cif .y

pi. ni).

90 HISTOIRE DES PYGMEES ORIENTAUX

Hamilton Smith admet que de véritables Nègres ont existé depuis les temps historiques ou existent encore dans le Laristan, dans le Mékran, dans la Perse proprement dite et sur les bords du Helmund qui prend sa source dans les montagnes du Caboul et se jette dans le lac Zerrah1. Elphinstone, de son côté, a dit quelque part qu'il y a des Nègres sur les bords de ce lac.

On peut admettre sans peine que les tribus dravidiennes de la province de Lous s étaient jadis étendues plus à l'ouest en suivant les bords de la mer. Mais ont-elles atteint le golfe Persique? L'existence dégroupes plus ou moins nègres dans le Laristan ne s'expliquerait-il pas très simplement par l'importation de Nègres africains amenés par l'esclavage? L'examen de quelques têtes os- seuses lèverait vite toute incertitude.

Ce que les voyageurs rapportent au sujet des riverains du lac Zerrah ne saurait, ce me semble, s'interpréter de la même manière. Ils représentent, nous dit-on, les premiers occupants de la contrée, et diffèrent des autres habitants du Seistan par les traits aussi bien que par les habitudes. Ils sont vraiment noirs et laids2. Aucune des races venues de l'ouest ou nord-ouest, qui ont envahi l'Afgha- nistan, n'aurait pu apporter ni ces traits ni ce teint. Il est au contraire facile de comprendre que les

1 Hamilton Smith, The natural History of the human species, p. 199.

2 They are big, black and ill featured. (Latham.)

ÉTHIOPIENS ORIENTAUX D'HERODOTE 9 1

tribus dravidiennes du haut Indus ont remonter la rivière de Caboul, franchir le seuil qui la sépare des sources du Helmund,et arriver au lac en sui- vant ce dernier cours d'eau.

Les faits que je viens d'indiquer permettent de résoudre le problème ethnologique que pose depuis longtemps un passage d'Hérodote bien souvent cité. On sait qu'en énumérant les diffé- rents peuples qui figuraient dans l'armée de Xerxès, le vieil historien s'exprime de la manière suivante :

« Les Éthiopiens orientaux (car il y avait deux sortes d'Ethiopiens à cette expédition) servaient avec les Indiens. Ils ressemblent aux autres Éthio- piens, et n'en diffèrent que par le langage et la chevelure. Les Éthiopiens orientaux ont en effet les cheveux droits, au lieu que ceux de Lybie les ont plus crépus que tous les autres hommes1. »

Nous retrouvons ici les Nègres à cheveux lisses de Luçon. Le Père de l'histoire s'exprime exacte- ment comme le P. Bernardo de la Fuente. Seule- ment, comme il s'agit de l'Inde ou de contrées voisines, nous pouvons affirmer, en tenant compte de tous les faits connus, entre autres des observa- tions deSemper et de M . Montano, qu'il s'agit d'une population dravidienne. Les Éthiopiens dont parle Hérodote étaient bien probablement les Jaifts d'El- phistone, moins altérés qu'ils ne sont aujourd'hui et ayant encore conservé intacte la couleur du type fondamental.

1 Hérodote, traduction de Larcher, liv. VII, § 70.

CHAPITRE III

CARACTÈRES PHYSIQUES DES PYGMEES ORIENTAUX

Négritos et Négrito-Papous ; limites géographiques de ces deux types secondaires. Caractères des Négrito-Papous. Aëtas. Mincopies. Taille de diverses populations négritos. Comparaison des plus petites races humaines au point de vue de la taille. Influence du croisement. Mincopies pris pour type. Modifications secondaires. Proportions du corps et des membres. Aëtas. Sakays.

Chevelure. Couleur Squelette. Tête osseuse.

Force musculaire. Agilité. Acuité des sens. Durée de la vie. Maladies. Introduction récente de la phtisie aux îles Andaman. Diminution rapide de la population. Extinction prochaine des Mincopies.

Une race répandue sur un espace aussi vaste que celui dont il a été question dans le chapitre précédent ne pouvait guère rester partout identi- que. J'ài dit plus haut comment j'avais été conduit à rapporter tous les petits Nègres orientaux à deux types secondaires : les Négritos proprement dits et les Négrito-Papous.

Il n'est pas aisé de déterminer les limites respec-

NÉGRITO-PAPOUS 93

tives de ces deux groupes. Peut-être même n'en ont- ils pas en réalité et se pénètrent-ils récipro- quement en donnant naissance à des popula- tions à caractères mixtes. Toutefois nous savons que les Andaman et les Philippines appartiennent aux Négritos et les recherches récentes de M. Mon- tano ont montré qu'il en est de même pour Min- danao. Les Négritos du continent paraissent appar- tenir au même type. La Nouvelle-Guinée semble être le centre de population des Négritos-Papous1, qui, d'après le témoignage d'Earl , s'étendent jusqu'à Gilolo dans les Moluques. Mais, d'une part, M. Hamy a suivile type négrito pur jusqu'à Timor2; d'autre part, l'individu vu à Epa par M. d'Al- bertis paraît avoir également présenté tous les caractères extérieurs des Négritos proprement dits, entre autres la couleur parfaitement noire et l'ab- sence du prognathisme3. En revanche les Négritos indous de l'Armarkantak sont, paraît-il, d'une couleur seulement brun foncé4.

En somme, nous savons assez peu de choses sur les Négrito-Papous. Cette ignorance tient en grande partie à ce qu'ils ont été et sont encore trop

1 Crama ethnica.

2 Hamy. Documents pour servir à l'anthropologie de l'île de Timor (Nouvelles Archives du Muséum d'histoire naturelle de Paris, t. X, p. 263).

3 L. M. d'Albertis, New Guinea ; what I did and what l saw, 1880. Les voyages de M. d'Albertis ont eu lieu de 1872 à 1875.

4 Rousselet, Tableau des races de Vlnde centrale (Revue d'anthropo- logie, t. II, p. 280).

94 PYGMÉES ORIENTAUX

souvent confondus avec les Papouas. Wallace et Earl ont commis cette erreur1. Bien des voyageurs plus récents sont tombés dans la même faute. M. Meyer, qui a séjourné dans la Nouvelle-Guinée et en a rapporté une magnifique collection de crânes, a embrassé les opinions de Wallace et combattu la pensée que le type nègre fût repré- senté dans cette île par deux types distincts2.

M. Beccari lui-même, quoique frappé de la res- semblance de certains Néo-Guinéens avec les Aëtas, n'insiste pas sur cette question3, et les quelques mots empruntés à une lettre de ce voya- geur par M. Gigiioli4 n'en apprennent pas davan- tage. M. d'Albertis, tout en restant sur une grande réserve, qu'il motive en disant qu'il ne connaît pas le type négrito, a du moins compris qu'il avait sous les yeux à Epa un individu parfaitement distinct de ceux qu'il avait vus jusque-là, et que la question méritait d'être étudiée. Telle a été aussi

1 De Quatrefages, Hommes fossiles et Hommes sauvages. Paris, 1884.

2 Meyer, Anthropologische Mittheilungen ûber die Papuas von New Guinea (Mittheilungen der antropologische Gesellschaft in Wien, Bd. IV, 1874). Uéber hundred fûnf und Papua Schœdel von New Guinea und der Insel Mysore (Mittheilungen aus dem kais. ^oologische Muséum %u Dresden, Bd. I, 1875). C'est en se servant des nombres mêmes publiés par le voyageur allemand que M. Hamy, dans la monographie des Papouas qu'il a publiée dans nos Crania ethnica, a montré que M. Meyer avait apporté de nouvelles preuves à l'appui de l'opinion combattue par lui.

3 Beccari, Appunti etnografici sui Papua (Cosmos, 1877).

4 Gigiioli, Studi sulla ra?ja negrita (Archivio per V antropologia e la etnografia, t. V, 1876, p. 334).

NÉGRITO-PAPOUS 95

l'apréciation de M. Lawes relativement aux tri- bus montagnardes de Port-Moresby l.

En définitive, la description la plus complète des Négrito-Papous qui ait encore été publiée est celle que nous devons àCrawfurd. Voici comment s'exprime cet auteur : « Je ne pense pas en avoir vu dont la taille s'élevât au-dessus de 5 pieds (im,52s)2. En outre, leurs formes sont maigres et chétives. La peau, au lieu d'être d'un noir foncé comme chez les Africains, est d'une couleur de suie. » 11 ajoute, d'après Everard Home : « La peau du Papoua est d'une couleur plus claire que celle du Nègre. Ses cheveux son laineux et poussent par petites touffes : chaque cheveu forme une spirale entortillée. Le front est plus élevé (que chez les Nègres), le nez est plus saillant, la lèvre supé- rieure est plus longue et plus proéminente, la lèvre inférieure se projette en avant de la mâchoire tellement que le menton disparaît et que le bas de la figure est formé par la bouche. Les fesses sont bien plus basses que chez le Nègre, d'où résulte un caractère distinctif frappant ; mais le mollet est aussi haut que chez l'Africain 3. »

1 Lawes, Ethnological notes on the Motu, Koitapu and Koiari tribes of New Guinea (Journal ofthe anthropologie al Institute, vol. VIII, p. 369.)

2 Beccari attribue aux petits Néo-Guinéens, qu'il nomme Alfourous, I m ,61 à lm,53. D'après M. Léon Laglaise, les Karons ne dépassent jamais im,6o. (La Papouasie ou Nouvelle-Guinée occidentale, par le Dr Cte Meyners d'Estrey, p. 121.) Cette tribu a, du reste, été peut- être relevée par le croisement.

3 History of the Indian Arrhipelago, vol. I, p. 23.

96 PYGMÉES ORIENTAUX

A l'appui de cette description, Crawfurd em- prunte à Raffles le dessin du jeune Papou® (Négrito-Papou) de la Nouvelle-Guinée, que j'ai reproduit plus haut (fig. 14) \ Il s'agit, il est vrai, d'un enfant de dix ans, et le jeune âge du sujet prête peut-être à quelques observations cri- tiques. Mais il ne faut pas oublier que, chez ces populations, le développement physique est plus précoce que chez nos populations européennes. Cette simple réflexion fait comprendre comment Earl, si bon juge en pareille matière, a pu attester la ressemblance de ce portrait avec les individus adultes. Il raconte que, dans une de ses traversées, il eut pour compagnon un Nègre de Gilolo qui reproduisait tous les traits du Papoita de Raffles et de Crawfurd. Il rend ainsi témoignage de l'exac- titude des écrivains anglais, aussi bien que de l'extension de ce type dans les archipels indiens2.

On vient de le voir, ce type ne brille pas parla beauté des traits; et, quand on l'observe dans sa patrie originelle, les proportions générales du corps paraissent ne s'harmoniser que trop bien avec le visage. Mais, nous dit encore Earl, ces Papouas, transportés comme esclaves dans les îles malaises

1 Loc. cit., pl. II. Dans cette planche, l'auteur a placé à côté l'un de l'autre son jeune Papoua (Négrito-Papou) et un indigène de Bali pris pour type des Malais. La figure du Négrito a été reproduite dans Y Histoire de Java, par Raffles et Crawfurd, traduite de l'anglais par M. Marchai, pl. I.

2 Loc. cit. Explanation ofthe plates, pl. XII.

NÉGRITO-PAPOUS ET PAPOUAS 97

et placés dans des conditions de bien-être qu'ils n'avaient jamais connues, gagnent rapidement. Leurs membres mignons se régularisent, devien- nent ronds et comme polis; enfin la vivacité, la grâce des mouvements compensent ce que la face conserve de trop caractéristique.

La confusion regrettable que je signalais tout à l'heure est cause que l'on n'a pas recherché les traits différentiels qui peuveut distinguer les Né- grito-Papous des vrais Papouas, au point de vue de l'état social, des mœurs, des croyances, des industries. Wallace et Earl vont jusqu'à dire que, grands ou petits, les Papouas n'ont qu'une manière de vivre. Cette assertion m'a toujours paru quel- que peu difficile à admettre, et les renseignements qui commencent à nous parvenir justifient de plus en plus mes doutes. Toutefois, dans l'état actuel de nos connaissances, il serait bien difficile de faire avec quelque certitude le départ de ce qui appartient à chacune de ces deux races, d'autant plus qu'elles ont souvent se croiser et donner naissance à des tribus métisses 4.

1 Les tribus visitées par M. Comrie dans le voisinage de la baie de l'Astrolabe me paraissent être dans ce cas. Sur quatorze crânes recueillis, un seul était sous-brachycéphale ; les autres étaient dolichocéphales. Mais la taille, sur vingt individus mâles mesurés, était en moyenne de 1 m ,553 seulement et descendait jusqu'à lm ,321. Ces nains ne pouvaient être ni des Papouas ni des métis de Polynésiens. Seul le sang négrito a pu abaisser à ce point la stature. La dolichocéphalie jointe à cette petite taille est un exemple de cette juxtaposition de caractères sur laquelle j'ai souvent insisté d'une manière générale et

Q_u atrefages, Pygmées. y

98 PYGMÉES ORIENTAUX

Les Négritos proprement dits nous sont bien plus connus que les Négrito-Papous. Dès le temps du moyen âge, les Arabes, et sans doute les Chi- nois avant eux, savaient que les îles Andaman étaient habitées par des hommes noirs et à che- veux crépus1. A leur arrivée aux Philippines, les Espagnols y trouvèrent les Aëtas, que nous savons aujourd'hui être de la même race que les Minco- pies2. Depuis cette époque, à mesure que l'on a

que M. Montano a constatée chez les métis de Négritos, comme je le dirai plus loin. (Anthropologie al notes on New Guinea, by Dr Comrie; Journal of the anthropologie al Institute, vol. VI, p. 102.) Parmi les ouvrages à consulter sur cet ensemble de questions, je signalerai particulièrement les deux Mémoires de M. Mantegazza : Studi antro- pologici ed etnografici ziilla Nuova Guinea (Archivio per Y antropologia et la etnologia, t. VII, 1877) et Nuovi studi craniologici sulla Nitova Guinea (Archivio, t. XI, 1881). Dans le premier de ces Mémoires M. Mantegazza défendait encore la cause de l'unité ethnologique de tous les Nègres néo-guinéens. Il avait été depuis converti à la dualité des races par la seule vue de la collection craniologique rap- portée par M. d'Albertis, et avait fait connaître ses nouvelles convic- tions dans une note adressée à la Société d'anthropologie de Paris (Bulletin, 3e série, t. III, p. 214).

1 Récit de Soleyman recueilli par Abou-Zeyd-Assam, (Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et la Chine dans le IXe siècle de l'ère chrétienne. Texte arabe par Langlès, 181 1; tra- duction et éclaircissements par Reynaud, 1849.)

2 Ce nom, donné aux habitants des Andaman, a donné lieu à bien des hypothèses. Dans mes premières publications, j'avais cru en trouver l'origine dans le vocabulaire recueilli pour Colebrooke. Ce voyageur assure que les insulaires appelaient leur pays Mincopie. Il m'avait paru évident que de l'île ce nom était passé aux habitants. (On the Andaman islands, by Dr R. H Colebrooke; Asiatic Researches, vol. IV, 1799, p. 385 ; cité dans mon Mémoire sur les Mincopies.) Mais M. Man affirme que ce mot n'existe dans aucun des dialectes parlés

TAILLE 99

mieux connu les îles malaises et les deux pres- qu'îles indiennes, on a vu s'étendre et se multiplier les points habités par ces petits Nègres, on a acquis sur leur compte des renseignements de plus eu plus précis, et il est possible aujourd'hui de se faire une idée générale de la race ainsi que des variations que présentent ses tribus les plus distantesl'une de l'autre.

Constatons d'abord que ces variations sont très faibles au point de vue du caractère qui nous in- téresse le plus, à raison du point de vue spécial qui nous a amenés à ces études. Partout les Négritos présentent une taille assez peu élevée pour être placés parmi les plus petites races hu- maines. Depuis longtemps les témoignages unani- mes de divers voyageurs ne pouvaient guère laisser de doute sur ce point. Mais ils s'en étaient tenus d'ordinaire à des appréciations générales et vagues. Nous possédons, au contraire, aujourd'hui des mensurations précises et suffisamment nombreuses pour trois des principales stations de la race, sevoir Luçon, les Andaman et la presqu'île de Malacca.

aux Andaman. Il indique comme étant les seules locutions, dont le son se rapproche de celui du nom généralement adopté, celle de kâmin kâpi (qu'il traduit par stand here), et de min kaïch (corne here). Les indigènes prononcent souvant ces dernières paroles; les Européens les auraient adoptées pour désigner ceux qui s'en servaient. (On the aboriginal inhabitants of the Andaman islands, by T. H. Man, p. 3.) Ce livre est la réimpression des articles précédemment publiés dans le Journal of the anthropologie al Institute, 1883.

100

PYGMEES ORIENTAUX

Deux voyageurs français, MM. Marche et le doc- teur Montano \ ont visité Luçon et en ont mesuré les Aëtas indigènes : le premier, à Binangonan de Lampon sur la côte du Pacifique; le second, dans la Sierra de Marivelès.

Maximum. Minimum. Moyenne.

im,472 I im,354 I im,397 im,376 I im,3io I im ,336

im,575 I im>425 I im ,485 im ,485 I im,35o I im ,431

Ges nombres semblent indiquer que la popula- tion montagnarde est en moyenne un peu plus grande que les tribus du littoral. Mais peut-être la différence tient-elle seulement à ce que M. Mon- tano, ayant pu mesurer un plus grand nombre

iv* m u (7 hommes.

M. Marche I r

( 3 femmes.

ikjf 1 rw n ji à i 18 hommes M. le Dr Montano. 1 r

( 12 femmes.

1 MM. Marche et Montano avaient reçu du Ministère de l'instruction publique deux missions scientifiques distinctes pour les Philippines. Tous deux s'en sont acquittés d'une manière remarquable.

M, Marche s'est borné à explorer Luçon. La collection qu'il en a rapportée est d'un grand intérêt pour la zoologie et l'anthropologie. Ce qui en a été exposé dans une des salles de la Société de géogra- phie a vivement attiré l'attention par la variété des objets qui la composaient, par l'importance ethnographique de plusieurs d'entre eux.

M. Montano, après avoir séjourné quelque temps aux environs de Manille, est passé à Mindanao dont il a exploré quelques-unes des régions les moins connues. Lui aussi a rapporté des collections fort importantes à plusieurs points de vue. En outre, il a envoyé à la Société de géographie un ensemble d'observations, de notes, d'iti- néraires, de cartes, qui ont mérité à ce voyageur le prix Logerot (médaille d'or), qui lui a été décerné dans la séance publique du 28 avril 1882, à la suite d'un rapport fait par M. le Dr Hamy.

TAILLE 101

d'individus, s'est rapproché davantage delà réalité1. Quoi qu'il en soit, on voit que la moyenne géné- rale des Aëtas philippins, hommes et femmes, est d'environ im,4l3-

Passons maintenant à l'autre extrémité de l'aire maritime des Négritos.

Lorsque j'ai publié mes premières études sur des Mincopies,le nombre des mensurations prises sur ces insulaires n'était que de cinq , et donnaient pour maximum im, 480, pour minimum im, 370, et pour moyenne im,4}6. Depuis cette époque, M. Flower, a cherché à déterminer la taille des Mincopies d'après l'examen de dix-neuf squelettes d'hommes et de femmes2. Les résultats ont été confirmés d'une manière remarquable par les mesures directes prises par M. Brander sur quinze hommes et autant de femmes3. Enfin M. Man a publié les mensurations détaillées prises sur quarante-huit hommes et quarante-une femmes4.

1 Dans la note qu'il a bien voulu me remettre, M. Montano fait remarquer que, sur les 18 hommes mesurés par lui, 5 seulement dépassaient im,500.

2 Flower, On the osteology and affinities of the natives of the Andaman islands (Journal of the anthropological Insiitnte, vol. IX, p. 108). M. Flower est revenu depuis sur le même sujet dans ses Additional observations on the osteology of the natives of Andaman islands (ibid.,t, XI V, p. 115).

3 Stature of the Andamanese, note de M. Flower faisant connaître les résultats de M. C. E. Brander ( Journal of the anthropological Institute, vol. X, p. 124). Le travail de M. Brander a paru dans les Proceedings of the royal Soicety of Edinburgh, 1878-1879, p. 416.

4 Man, loc. cit., appendix C, p. 188.

102

PYGMEES ORIENTAUX

Voici le tableau des nombres obtenus par ces deux méthodes :

M. Flower . M. Brander. M. Man. . .

Maximum.

Minimum.

Moyenne.

1 hommes .

I m ,600

Im ,385

im,448

' ( femmes. .

Im ,481

Im ,302

im>375

i 15 hommes..

im,562

im,4o8

im ,476

f 15 femmes. .

im ,441

im,3o8

im,$66

( 48 hommes.

im .598

im ^367

im,484

( 41 femmes. .

im ,496

im ,343

im,397

On voit que le désaccord est peu considérable. Dans les moyennes il ne s'élève qu'à om,03Ô pour les hommes et à om,03 1 seulement pour les femmes. En outre, dans les maxima et les minima, les nombres les plus accusés s'entre-croisent. Ils tien- nent donc à la différence réelle des tailles et non à la méthode inductive suivie par l'un des auteurs. On peut donc attribuer aux nombres de MM. Flower, Brander et Man à peu près la même valeur i.

Si l'on fait abstraction des sexes, et que l'on cal- cule la moyenne générale, on trouve, pour la population des Andaman prise en masse, la taille de im,358, supérieure de om,055 seulement à celle des Aëtas.

Les premiers renseignements précis relatifs à la taille des Négritos de la presqu'île de Malacca ont été donnés par le major Macines et reproduits par Crawfurd2. Bien plus récemment, le célèbre

1 L'anatomiste anglais n'a pas donné le nombre des squelettes pour chaque sexe.

2 Crawfurd, History of 'the Indian Archipelago, vol. I, p. 23. La taille assignée par Macines à l'individu unique examiné par lui est de lm ,445.

TAILLE IO3

voyageur russe M. Micluko-Maclay a publié, sur ces populations, un travail que j'ai le regret de connaître seulement par l'analyse qu'en a donnée M. Giglioli1. Enfin, MM. Marche et Montano ont recueilli de nouvelles mesures d'autant plus inté- ressantes que ces voyageurs ont eu soin de faire connaître le nom des tribus diverses qui les leur ont fournies2. Les tableaux suivants présentent l'ensemble de ces données, à l'exception de l'obser- vation de Macines, qui, ne portant que sur un seul individu, perd aujourd'hui son ancienne importance.

Maximum.

Minimum.

Moyenne.

M. Micluko-Maclay.

( hommes3.. . '( femmes. . .

1 Im ,620

1 im,48o

I im,46o

1 Im,400 |

im,54o 1 im,440

| 10 Sakaïs 4. .

1 im,7°5

1 Im,462 |

im,=,84

1 Nuove notifie sui popoli negroidi delV Asia e specialmente sui Negriti. Le Mémoire de M. Micluko-Maclay, intitulé : Ethnologische Excursionen in der Malayischen Halbinsel, a paru comme extrait du Natuurkmdig Tijdschrift de Batavia. (Archivio pcr l'antropologia e la etnologia, t. IX, P. I73-)

2 M. Marche n'a pas publié, que je sache, les nombres qu'il avait bien voulu me communiquer. Ceux qu'a recueillis M. Montano ont paru dans un Mémoire intitulé : Quelques jours che% les indigènes de la presquîle de Malacca (Revue d'ethnologie, 1882, t. I, p. 42).

3 L'analyse de M. Giglioli ne donne ni le nombre des individus ni leur provenance.

Ici les moyennes ne sont pas prises, comme les précédentes, sur l'ensemble des observations que je ne connais pas. Elles expriment seulement le nombre intermédiaire entre les maxima et les minima.

4 Les observations de M. Marche ont été recueillies à Nogen-Bara, dans la province de Pérak. Elles n'ont porté que sur des hommes adultes.

PYGMÉES ORIENTAUX

M. Montano i. .

12 Manthras. 8 Knabouis . 2 Udaïs. . . 2jakouns. .

im,^8o im,578

im,545 im ,550

Minimum. Moyenne.

Im ,330

im,455 im,39o im,525

1,46i 1>537

D'après ces nombres, la taille moyenne générale de ces diverses tribus serait de im,507, supérieure par conséquent de om,094 à celle des Aëtas et de om, 149 à celle des Mincopies. Ces derniers sont les plus petits des Négritos.

Il est intéressant de comparer au point de vue de la taille des diverses races humaines qui ont mérité Tépithète de naines. Les Lapons ont long- temps passé pour être les plus petits hommes. Mais Capel Brooke, qui a longtemps séjourné chezeux, et mesuré plusieurs individus, leur attribue une taille moyenne de im, 550, supérieure, on le voit, à celle de l'ensemble des Négritos2. Au contraire, celle des Boschismans mesurés par Barrow descend à im,370 chez les hommes, à im,220 chez les femmes, et est ainsi inférieure à celle des Mincopies eux-mêmes3. Ajoutons que ce voyageur a mesuré

1 J'ai réuni dans ce tableau les mesures prises sur les deux sexes. M. Montano en a publié un autre dans lequel la taille des hommes et des femmes est indiquée à part pour les Manthras et les Knabouis. Il n'a mesuré qu'une femme chez les Udaïs, et aucune chez les Jakouns. (Revue d'ethnographie, t. I, p. 42 et 43.)

2 Voyage en Suéde , en Norvège, enFinmark et au cap Nord (Biblio- thèque des voyages, t. XLV, p. 243), et Transactions of thé ethnologicaî Society, n. s., vol. V, p. 1.

3 Histoire générale des voyages, par Walckenaer, t. XVII, p. 308.

INFLUENCE DU CROISEMENT IO5.

une femme mère de plusieurs enfants, et qui n'avait que im,i40.

On voit qu'au point de vue de la petitesse, les trois races dont il s'agit s'échelonnent dans Tordre suivant : Boschismans, Négritos, Lapons. Mais peut-être les Négrilles du Congo descendent-ils encore au-dessous des Boschismans. Le Dr Wolff qui vient de les retrouver sous le nom de Batouas dans le pays des Bahoubas, assure qu'aucun de ces nains ne dépasse im,4o et leur attribue seule- ment im,30 comme taille moyenne1.

Dans l'étude de ces petites populations, il faut tenir compte aussi de l'influence exercée par le croisement. Une des photographies que je dois à M. de La Croix est instructive à ce point de vue2. Elle représente sept Sakays pris en pied. Trois d'entre eux ont des cheveux lisses, les autres ont une chevelure plus ou moins laineuse. Or ceux-ci sont de beaucoup plus petits que les premiers; entre les deux extrêmes, la différence est de près du dixième. Ceci nous apprend que le type négrito est altéré dans cette tribu par le mélange avec un autre élément ethnique à taille bien plus élevée.

Ce fait, que Ton constate d'un coup d'œil, ex- plique la différence que MM. Marche et Montano ont trouvée entre le maximum et le minimum de

1 La Galette géographique, 1887, p. 153.

2 Les deux photographies que je tiens de ce voyageur ont été pri- ses par M. de Saint-Pol Lias, dont il était le compagnon.

io6

PYGMÉES ORIENTAUX

taille dans la tribu que je viens de nommer et chez les Manthras. Cette différence est de om,2^ chez les premiers, de on\2^o chez les seconds. On ne voit rien de semblable chez les Aëtas et les Min- copies restés purs ou à peu près purs. Ici la même différence n'atteint que om, 117, om, 118, om, 150, om, 133 et om,i54 d'après les mesures prises sur le vivant.

Enfin, dans toutes ces tribus insulaires ou con- tinentales, les minima se rapprochent beaucoup; et même la taille la moins élevée a été rencontrée chez les Manthras. De ceux-ci aux Aëtas mesurés par les voyageurs français et aux M incopies de MM. Brander et Man, la différence est seulement de 24, 95, 67 et 78 millimètres.

La conséquence de tous ces faits est évidem- ment qu'à Malaccales Négritos primitifs n'avaient pas la taille plus élevée que les Aëtas et les Min- copies1.

Nos connaissances sont bien moins avancées en ce qui touche les Négritos de l'Inde. Ici le métis- sage a fait disparaître la souche primitive sur de si larges espaces que, jusqu'à ces derniers temps, bien des savants ont nié l'existence devrais Nègres dans cette contrée. Les observations de

1 Pour avoir des termes de comparaison plus précis, je n'ai tenu compte, dans les considérations qui précèdent, ni des mesures cal- culées par M. Flower, ni des femmes mesurées par divers observa- teurs, ni des Udaïs et desjakouns, dont M. Montano n'avait mesuré que deux individus.

NÉGRITOS DE L'iNDE IO7

plusieurs voyageurs anglais1, celles de M. Rous- selet2, doivent pourtant avoir levé les derniers doutes. Elles nous apprennent que quelques rares représentants de ce type primitif subsistent encore à Tétat de pureté, et forment même des tribus en- tières, mais seulement dans les lieux les plus inaccessibles et les plus insalubres. Malheureuse- ment les renseignements recueillis sur leur compte se réduisent à bien peu de chose. L'individu, entrevu par notre compatriote et dont il a rapporté le portrait, s'enfuit pendant la nuit, terrifié par le commencement d'étude dont il était l'objet. Les observateurs anglais, qui ont pu les examiner plus à loisir, n'ont recueilli que fort peu de détails. Parfois même ils ne disent rien de la chevelure, et les planches seules nous renseignent à cet égard.

M. Rousselet n'a pas manqué, au contraire, de signaler les boucles laineuses qui cachaient en partie le front de son Bandar-lokh 3. Ce caractère,

1 Je citerai surtout les travaux de MM. Justice Campbell, The ethnology of India (Journal of the Asiatic Society, vol. XXXV, p. 2, sup- plementary number); Dalton, Descriptive ethnology of Bengal; Fryer, A few words concerning the hill people inhahiting the for est s ofthe Cochin state (Journal of the royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 2e série, t. III), etc. Parmi les planches reproduisant des photogra- phies qui accompagnent ces publications, plusieurs reproduisent des individus dont les caractères négritos frappent au premier coup d'œil.

2 Rousselet, Tableau des races de l'Inde centrale (Revue d'anthropo- logie, t. II, p. 276), avec une planche et une carte.

3 Littéralement homme-singe. C'est le nom que donnent à ces Négritos les tribus voisines. Elles les nomment aussi Djangâl ou hom- mes des jungles, terme qu'ils appliquent à toutes les populations plus

108 PYGMÉES ORIENTAUX

le plus important de tous quand il s'agit de la race nègre, atteste la pureté du sang de l'individu, bien que la peau fût d'un noir roux1.

La taille de cet individu, dit M. Rousselet, était à peine de im,50. Les Puttouas mesurés par un officier anglais atteignaient im, 57, mais leurs femmes n'avaient que im,2o,i.

D'après Dalton, la taille des Jouangs à teint noir et a cheveux frisés est de 1^525 chez les hommes, de 1 111 , 4 1 6 chez les femmes; de 1 m? 5 7 au plus chez les Oraons;elle retombe à im, 52 5 chez les Bhûi- hers qui, par l'ensemble de leurs caractères, lui rappellent les Andamaniens. Ce dernier chiffre revient bien souvent dans la description d'autres tribus plus fortement métissées. La moyenne de tous ces nombres est 1 m,488 au plus. On voit que cet ensemble de populations nous ramène aux mêmes chiffres que les groupes précédents.

Les différences de taille, qui s'expriment en chiffres, peuvent être rendues sensibles pour tout

sauvages qu'elles-mêmes. Enfin le village visité par l'officier anglais appartenait aux Puttouas, ou peuple des feuilles. Les Indiens plus ou moins civilisés les nomment ainsi par suite de la coutume qu'ont leurs femmes d'employer pour tout vêtement deux paquets de feuilles fraîches flottant, l'un devant, l'autre derrière. (Rousselet, loc. cit.) Ce trait de mœurs se retrouve aux Andaman, chez les Mincopies.

1 L'affaiblissement de la teinte noire s'explique aisément par les tristes conditions d'existence dans lesquelles vivent ces tribus depuis un temps immémorial. On sait que le teint du Nègre africain pâlit dans la maladie.

TAILLE IO9

le monde. Il n'en est pas de même des autres caractères, tels que les proportions générales du corps, les traits du visage...

J'ai sous les yeux les photographies que je dois au colonel Tytler, et qui représentent en pied sept insulaires des Andaman1; les phototypies publiées par M. Dobson, qui reproduisent égale- ment en pied et groupés de diverses manières seize indigènes des mêmes îles2; celles qu'a publiées M. Man et qui comprennent douze indi- vidus3; vingt photographies de ces mêmes Min- copies que le Muséum doit à M. Maxwell; trente- six photographies de M. Montano, montrant les traits de quarante-huit Aëtas hommes ou femmes, jeunes ou adultes, purs ou métis (fig. 16 et 17); enfin les deux photographies de M. de Saint-Pol Lias, prises sur neuf Sakays de Malacca, et que son compagnon de voyage, M. de la Croix, a bien

1 Ces deux photographies représentent un homme adulte, un jeune garçon et cinq femmes ou jeunes filles. Dans l'une, tous les individus sont nus; dans l'autre, ils sont vêtus d'une blouse fermée au cou et serrée à la taille par une ceinture. Quelque simple que soit ce vête- ment, il suffit pour enlever à ces personnages une partie de ce qu'ils ont d'étrange à l'état de nudité, malgré leurs têtes entièrement rasées.

2 On the Andaman and Andamanese, by G. E. Dobson ; Journal cf the anthropological Institutc, vol. IV, p. 457, pl. XXXI, XXXII et XXXIII. Ces phototypies représentent cinq hommes, sept femmes et quatre jeunes filles. Les photographies originales, comme celles du colonel Tytler, ont été prises dans la partie méridionale de ce que l'on a appelé longtemps la Grande-Andaman, et que l'on sait aujour- d'hui se composer de trois îles séparées par d'étroits canaux.

3 On the aboriginal inhabitants of the Andaman islands, 1883.

IIO PYGMÉES ORIENTAUX

voulu me communiquer1. Jamais pareille masse

Fig. 16. Jeune fille aëta, d'après une photographie de M. Montano.

1 M. de Saint- Pol Lias et M. de La Croix avaient été chargés d'une mission scientifique par le Ministère de l'instruction publique. M. de La Croix doit publier sous peu ses observations sur les populations dont

TRAITS D U VISAGE I l 1

de documents authentiques n'avait été réunie. En

Fig. 17. Aëta, d'après une photographie de M. Montano.

il s'agit ici. J'ai d'autant plus à le remercier d'avoir bien voulu mettre à ma disposition ces photographies et 'des notes dont j'aurai à me servir plus tard.

1 12

PYGMÉES ORIENTAUX

les discutant, je prendrai pour terme de comparai- son les Mincopies qui, par suite d'un isolement prolongé jusqu'à nos jours, ont certainement con- servé une pureté ethnique bien rare même chez les populations les mieux protégées en apparence contre l'infiltration de tout sang étranger.

Les îles Andaman étaient connues des Arabes dès le ixe siècle1. Mais la réputation de barbarie et de cannibalisme faite à leurs habitants en avait toujours écarté les voyageurs. Les mêmes motifs, et sans doute surtout l'absence du cocotier, que l'on n'a rencontré nulle part dans ce petit archipel, a empêché les Malais de l'envahir comme les Nicobar. Marco Polo, dont les voyages remontent à 1 273-1295, en avait entendu parler et a donné sur ses habitants quelques détails qui ne renfer- ment que des erreurs2. A partir du célèbre voya- geur vénitien jusqu'à la fin du xvme siècle, je ne crois pas qu'il ait été fait mention de ces insulaires. En 1790, les Anglais essayèrent d'y fonder un établissement pénitentiaire (Fort Cornwallis), qui fut bientôt abandonné. Ce projet fut repris et exé- cuté seulement en 1857. Le nouvel établissement (Port Blair) amena sur les lieux de nombreux

1 Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans le IXe siè- cle de l'ère chrétienne, texte arabe d'Abou-Zeyd-Hassan, imprimé par Langles, 18 1 1 ; traduit par M. Reynaud, 1849.

2 Recueil de voyages et de Mémoires publié par la Société de géogra- phie, t. I. Voyage de Marco Polo, d'après un manuscrit français delà Bibliothèque royale.

TYPE MINCOPIE I 13

observateurs, parmi lesquels il n'est que juste de mentionner d'une manière toute spéciale le doc- teur Mouat1 et M. Man. Des cartes, des dessins, des photographies, des têtes osseuses, des sque- lettes entiers, arrivèrent en Europe et furent étudiés entre autres par MM. R. Owen 2 et G. Busk 3 en Angleterre, par Pruner-Bey 4 et par moi-même en France5. J'ai exposé cet historique avec détail dans mon Étude sur les Mincopies (fig. 4).

Ce qui frappe tout d'abord lorsque l'on examine les vingt-trois portraits mincopies, c'est la grande ressemblance des proportions du corps, des traits du visage, et la presque identité des physionomies. Il n'y a rien d'étrange dans ce fait. Isolés du monde entier pendant de longs siècles, ne se mariant qu'entre eux, soumis aux mêmes conditions d'existence, les insulaires de la Grande-Andaman se sont uniformisés, comme s'uniformise une race animale surveillée par un éleveur soigneux. Les deux sexes menant d'ailleurs exactement le même genre de vie, il n'est pas surprenant de voir dis-

1 A narrative of an expédition to the Andaman islands in 1857, by F. S. Mouat, esq., 1862.

2 On the psychical and physical characters of the Mincopies or natives ofthe Andaman islands (Report of the British Association, 1 861, p. 241). On the osteologv and dentition ofthe aborigines ofthe Andaman islands (Transactions ofthe ethnological Society, n. s., vol. II, p. 34,' 1863).

3 Description of two Andamanese skulls (Transactions of the ethnolo- gical Society, n. s., 1866, p. 205).

4 Bulletin de la Société d'anthropologie, 1866, p. 12.

5 Etude sur les Mincopies (Revue d'anthropologie, t. I).

Q.U atrefages, Pygmées. 8

114 PYGMÉES ORIENTAUX

paraître bien des différences qui distinguent ailleurs Thomme de la femme.

Les mesures, nécessairement quelque peu approximatives, prises sur la jeune fille placée au milieu d'un des groupes de M. Dobson m'ont donné un peu plus de sept têtes pour la hauteur totale du corps. C'est aussi ce que j'avais trouvé en étudiant le portrait de John Andaman, publié par M. Mouat Sous ce rapport, les Mincopies se rapprochent du Terme égyptien mesuré par Gérard Audran2; et, comme leur tête est en même temps élargie, il en résulte qu'elle est forte relativement au reste du corps.

Le même caractère se retrouve chez les Aëtas. Je n'ai pu mesurer, il est vrai, qu'un seul des individus photographiés par M. Montano, les autres ayant tous la tête couverte d'une chevelure par trop abondante. Chez lui, la hauteur totale serait à peine égale à sept têtes. Autant que l'on peut en juger, il en est à peu près de même des Sakays de M. de Saint-Pol.

Il n'y a rien qui puisse surprendre. Quételet a fort bien démontré que, chez nous, le rapport

1 Sélection of the Records of the Government of India, XXV. The Andaman Islands. Préface, p. xi et frontispice.

2 D'après le célèbre artiste, ce Terme a 7 têtes. L'Apollon pythien, qui représente l'autre extrême des mensurations prises par Audran, a 7 ^ têtes. On sait qu'Audran partageait la tête en quatre parties égales divisées elles-mêmes en douze minutes. Pour rendre ses résultats plus comparables, j'ai réduit toutes ces fractions au même dénominateur.

CORPS, PROPORTIONS I I 5

dont il s'agit varie et qu'il change avec l'âge, avec la taille. Chez l'enfant, chez le nain1, la tête entre pour une proportion beaucoup plus forte dans la hauteur totale du corps que chez l'adulte et le géant2. C'est une suite du mouvement de trans- formation morphologique qui commence après la naissance. On devait donc s'attendre à trouver chez les Négritos une tête relativement plus forte que chez nous.

Chez tous les Mincopies, hommes ou femmes, le corps est presque d'une seule venue et s'élar- git à peine au bassin et aux trochanters (fig.,4) 3. A cela près, les deux sexes sont bien proportionnés. Chez lesjeunes filles, le sein est très petit et coni- que; chez la femme, il reste plein et tombe fort peu. Dans les deux sexes, la poitrine, les épaules sont larges, les pectoraux très forts, les bras et les avant-bras musculeux, tout en conservant des contours très arrondis; les mains, plutôt petites

1 II s'agit ici des véritables nains et non des individus microcé- phales trop habituellement confondus avec eux. J'ai insisté sur cette distinction dans une note relative au vrai nain qui se montre sous le nom de prince Baltha^ar. (Bulletins de la Société d'anthropologie,. 188 1 , p. 703.)

2 Quételet, Anthropométrie, p. 205 et suiv.

3 Voir Hommes fossiles et Hommes sauvages, fig. 114, p. 312. La figure permet bien d'apprécier les caractères anatomiques. J'avais déjà fait cette remarque dans mon premier Mémoire. M. Giglioli m'oppose une de ses femmes qui a, dit-il, le bassin plutôt large. S'il en est ainsi, cette femme ne figure pas dans la gravure qu'il a publiée. (Viaggio intomo al globo délia pirocorvetta italiana Magenta, p. 249, et Sluii délia ra^ja negrita ; Archivio , t. V, p. 308.),

PYGMÉES ORIENTAUX

que grandes, portent des doigts longs, bien déta- chés, parfois de forme très élégante, terminés par des ongles longs et étroits. L'abdomen ne fait aucune saillie exagérée. Les membres inférieurs présentent les mêmes caractères généraux que les supérieurs. Pourtant la cuisse et la jambe sont assez souvent moins charnus que le bras et l'avant-bras, et le mollet est généralement placé un peu haut, au moins chez les femmes. Ce der- nier caractère, sur lequel j'avais insisté dans mon premier travail, comme rappelant ce qui existe chez le Nègre africain, manque chez le seul homme dont on voit bien les jambes, dans les pho- totypies de M. Dobson. Chez lui, le mollet, très prononcé, est parfaitement conformé1. Enfin, dans les cas assez rares il est placé de manière à être bien vu, le pied se montre petit, haut, cambré, et le talon n'est nullement projeté en arrière 2.

Les photographies de M. Montano montrent, chez les Aëtas, des caractères presque entièrement semblables dans tout le haut du corps (fig. 6 et 1 7) .

1 Dobson,/^. cit., pl. XXXI. Ce même individu est remarquable par son aspect général. Tout en lui indique la force. La poitrine est large, les pectoraux très développés, comme du reste chez tous les hommes ; les cuisses sont très charnues. Et pourtant on retrouve ici cette rondeur des contours, ce manque de saillies musculaires signalés chez bien des sauvages, en Amérique en particulier.

2 Le colonel Fichte avait déjà insisté sur ce caractère comme distinguant l'Andamanien du Nègre africain. (On certain aborigènes of the Andaman islands ; Transactions of the ethnological Society, new séries, vol. V, p. 40.)

DÉVELOPPEMENT MUSCULAIRE I I 7

Ici encore, les épaules et la poitrine sont larges, les pectoraux très développés, les bras charnus et éga- lement sans saillies musculaires accusées. Mais la ceinture s'accuse et se rétrécit chez un certain nom- bre d'hommeset de femmes ; surtout, danslesdeux sexes, sauf chez deux ou trois femmes, les membres inférieurs sontbienmoinsfournisquelessupérieurs, et deviennent parfois vraiment grêles. De même et de la pose adoptée par l'opérateur il résulte, au moins en partie, que les pieds paraissent plus gros et plus larges que chez les Mincopies (fig. 6).

Il en est tout autrement des Sakays, de ceux surtout que leur chevelure indique comme étant de vrais Négritos. Ici les membres inférieurs sont tout aussi développés que les supérieurs (fig. 8). L'un d'eux surtout est remarquable par la grosseur des jambes aussi bien que des bras, sans que la ron- deur des contours y perde rien. Tous ont aussi le mollet placé il doit l'être d'après nos idées euro- péennes, et les pieds paraissent ressembler à ceux des Mincopies. Tout au moins le talon ne fait aucune saillie exagérée.

En réalité, les Mincopies ne ressemblent au Nègre africain que par les cheveux et le teint. Dans toutes mes photographies, la tête est rasée; mais les témoignages unanimes des voyageurs ne peu- vent laisser de doute sur l'apparence laineuse de la chevelure. Fytche, Mouat, etc., ont ajouté que les cheveux semblent pousser en touffe et qu'ils forment ces singuliers glomérules tant de fois

Il8 PYGMÉES ORIENTAUX

signalés par divers voyageurs chez certains Papouas. M. Giglioli a constaté sur deux photo- graphies l'exactitude de ce renseignement l. Les portraits d'Aëtas et de certains Sakays attestent que ce caractère est exactement le même chez eux. Il en résulte, chez les métis, selon le degré du mélange des sangs, une chevelure ondée, bouclée ou même crépue, fort différente de celle des po- pulations malaises. De son côté, M. Flower a reconnu que la coupe transversale de ces cheveux présente souvent une ellipse plus allongée que chez n'importe quelle race humaine.

Tous les voyageurs affirment que les Aëtas, comme les Mincopies, sont d'un noir très pro- noncé2. Quant aux tribus plus ou moins métisses de Malacca, le mélange des sangs paraît avoir généralement éclairci leur teint. Dans une des notes qu'il a bien voulu écrire pour moi, M. Montano attribue à celles qu'il a observées aux environs de Kessang 3 une peau souvent presque fuligineuse4. A en juger par les photographies, la teinte paraît être parfois plus foncée. Une statue de bronze noir ne donnerait pas d'autre épreuve que celle du

1 Giglioli, Studi sulla rafta negrita, loc. cit., p. 309.

2 Seuls Symes et le colonel Fytche ont parlé d'un noir de suie. J'ai déjà fait remarquer que cette appréciation tient sans doute à ce qu'ils avaient eu sour les yeux des individus ayant conservé des traces de la couche de terre jaunâtre dont les insulaires ont l'habitude de se cou- vrir le corps pour se garantir des moustiques.

S Au nord de Malacca.

4 Note inédite communiquée par M. le Dr Montano.

COULEUR, TRAITS DU VISAGE I 19

robuste Sakay sur lequel j'ai déjà appelé l'attention (fig. 8).

Malgré la ressemblance de la chevelure et de la couleur, il est impossible de confondre un Minco- pie avec un vrai Nègre africain. La forme de la tête, les traits de la figure, sont trop différents. Ici la tête vue de face paraît presque globuleuse, au lieu d'être comprimée et allongée; le front est large et souvent bombé, au lieu d'être étroit et fuyant1. La face s élargit beaucoup aux pommettes, ce qui donne aux joues un peu trop d'étendue; les oreilles, qui se détachent autant que possible sur ces têtes rasées, sont petites et élégamment modelées; le nez, très enfoncé à la racine, est droit, plutôt court que long; et les narines, en général peu épatées, sont parfois étroites 2. Les lèvres, sans être bien fines, n'ont rien d'exagéré, rien qui rappelle celles du Nègre; surtout elles ne sont que peu ou point empâtées aux commissures. Le men- ton est petit, arrondi et très peu ou pas du tout fuyant; le prognathisme est ou entièrement nul ou presque nul .Enfin les hommes paraissent n'avoir que rarement quelques traces de moustaches3 (fig. 4).

* Ce trait est très accusé dans la seule femme qui soit vue de profil, dans une des photographies du colonel Tytler, dont je donne ici l'es- quisse (fig. 3). Tous les individus représentés par M. Dobson ont été pris de face, ainsi que ceux qui figurent dans la gravure de M. Giglioli.

2 Par exemple, dans le chef figuré par M. Dobson, loc. cit., pl. XXXI.

3 Les villosité sont également nulles sur tout le corps, sauf aux lieux d'élection.

120

PYGMÉES ORIENTAUX

Lorsque Ton examine une à une les nombreuses photographies que j'ai sous les yeux, on reconnaît bien des différences individuelles; et pourtant il est impossible de ne pas être frappé de l'uniformité de physionomie commune à presque toutes. Ce résultat est sans doute en partie à ce qu'en somme les traits ne diffèrent que peu, mais surtout peut-être à la forme et à la disposition des yeux. Ces organes, assez saillants et arrondis, sont rejetés sur les côtés et séparés par un intervalle très sen- siblement plus grand que chez nous1, ce qui donne à l'expression du visage quelque chose de particu- lier et d'étrange. Les yeux sont d'ailleurs brillants et très bons comme.chez presque tous les sauvages.

Cet écartement des yeux ne se trouve ni au même degré ni d'une manière aussi général chez les Aëlas. Il n'est donc pas surprenant que la physionomie de ces deux populations diffère. En outre, bien que les traits soient, au fond, des variantes d'un même type, ils sont d'ordinaire plus grossiers chez les Noirs philippins. Le front reste

1 Ce caractère est bien marqué dans les photographies de M Tytler et dans les phototypies de M. Dobson; il manque, au contraire, dans presque tous les individus représentés dans la gravure qu'a publiée M. Giglioli. En outre, les physionomies de ces figures gravées ne rappellent pas du tout celles dont je viens de parler. La forme de la tête diffère aussi parfois absolument de ce que montrent mes photo- graphies et de la description même donnée par l'auteur (p. 249). Je citerai en particulier celle du grand individu debout sur la gauche. Sont-ce des métis? Ou bien est-ce la faute de l'artiste qui a mal rendu la photographie ?

TRAITS DU VISAGE 121

large et bombé, comme on peut le reconnaître quand il n'est pas couvert par la chevelure. Mais la racine du nez s'affaisse davantage; les narines s'élargissent et s'épatent; les lèvres s'épaississent, sans atteindre pourtant ce qui existe chez le Nègre, et leur commissure s'empâte parfois un peu, comme chez ce dernier. Enfin le menton recule, sans être aussi fuyant que chez le Négrito-Papou (fig. 16 et 17). Quand le métissage n'intervient pas, les Aëtas paraissent, en outre, être aussi glabres que les Andamaniens.

Les photographies de M. de Saint-Pol montrent que les Négritos de Malacca se rattachent par les traits du visage bien plutôt aux Aëtas qu'aux Min- copies. Voici du reste comment le voyageur résume lui-même les impressions que lui fit éprouver la vue d'une quarantaine de Sakays. «En examinant de près toutes ces physionomies généralement sympathiques, animées, rieuses, on distingue bien vite les caractères de deux races, dont l'une est la race nègre, très accentuée, malgré la couleur de la peau. La ligne du nez est droite, mais la narine est très élargie, l'aile très ouverte; quelques-uns ont les cheveux très frisés, crépus et même laineux, au contraire du plus grand nombre qui a les che- veux longs, droits ou ondulés. Il n'y a pas chez eux de prognathisme i. Il en serait de même des

4 Sur la rivière Pluss ; intérieur de la presqu'île malaise (La Nouvelle Revue, juin, 1882, p. 566).

122

PYGMÉES ORIENTAUX

Négritos de l'Inde, si on plaçait dans ce groupe l'individu figuré par M. Rousselet. Mais il faudrait admettre en même temps que le type eût été fort abaissé par les déplorables conditions d'existence faites aux Djandâls de l'Amarkantak (fig. 10). Le front s'est déprimé, le nez a grossi, les lèvres se sont épaissies, mais non allongées commedansleNégrito- Papou;le menton est resté médiocrement fuyant. Malgré cette dégradation physique, ces malheureux Noirs n'ont pas pris la physionomie si connue du Nègre africain, encore moins celle d'un singe ou d'un animal quelconque. J'ai déjà dit qu'il semble- rait plutôt tourner au type papoua dont il ne serait nullement étrange de trouver quelques représen- tants sur le continent. D'autre part, l'Oraone et les deux Santals en pied représentés par M. Dalton rappellent incontestablement le type négrito. Il en est de même pour quelques-uns des Mulchers figu- rés par M. Fryer.

Cette description serait incomplète si je ne disais quelques mots du squelette. Mais ici je serai bref et renverrai aux ouvrages techniques .

Chez les Mincopies, le squelette, malgré sa peti- tesse, ne présente aucun signe de dégénérescence ou de faiblesse. Les os sont relativement assez épais; leurs empreintes musculaires, toujours bien marquées, sont parfois remarquablement accusées

1 On pourra consulter mon Etude sur les Mincopies, et les Crania ethnica, p. 183, pl. XIII à XVIII.

SQUELETTE 123

Les proportions de tous les os comparés les uns aux autres, la forme du bassin, etc., rapprochent l'ensemble de ce qui existe chez l'Australien ou le Nègre. Toutefois la discussion des nombres publiés par Owen a conduit Broca à faire une remarque curieuse. Si la longueur de l'humérus est repré- sentée par 100, celle du radius l'est par 81,53 et celle de la clavicule par 42. Par le premier rapport le Mincopie diffère de l'Européen plus que n'en diffère le Nègre; par le second, il diffère du Nègre plus que l'Européen lui-même i.

lien est tout autrement delà tête. L'Australien et le vrai Nègre d'Afrique sont dolichocéphales; tous les Négritos sont plus ou moins brachycéphales comme je l'ai déjà dit (fig. 2, 5, 12, 1 5 et 18). Ce ca- ractère se retrouve donc chez les Mincopies2. 11 est associé à d'autres qui donnent à la tête osseuse un cachet tout spécial et permettent souvent de la distin- guer au premier coup d'œil. En outre, les différences sont aussi peu tranchées dans le squelette que chez les vivants. M. Flower a insisté sur cette ressem- blance et déclare que, dans aucune autre race, il ne serait possible, à moins de faire un choix inten-

1 Rapport sur les caractères physiques des Mincopies (Bulletin de la So- ciété d'anthropologie, 1 86 1 , p. 497).

2 Nous avions trouvé, M. Hamy et moi, comme indice horizontal des Andamaniens, 82,38 pour l'homme, 84 pour la femme. Les mesu- res de M. Flower, prises sur un nombre de têtes bien plus nombreu- ses, le réduisent à 80,50 et à 82,70. On voit que la différence entre les deux sexes reste à peu près la même, et que la femme est plus brachycéphale que l'homme.

124 PYGMÉES ORIENTAUX

tionnel et raisonné, de rencontrer un aussi grand nombre de têtes semblables les unes aux autres. Il est clair que les causes indiquées plus haut ont

uniformisé les caractères ostéologiques aussi bien que les traits extérieurs.

La tête du Mincopie, quoique forte relativement à la taille des individus, est très petite, absolument

SaUELETTE I2Ç

parlant *. Vu de face et surtout par derrière, le crâne est très sensiblement pentagonal. La face a quelque chose de massif, ce qui tient surtout à l'écartement des arcades zygomatiques, au peu de profondeur de la fosse canine et à la direction de l'apophyse montante du maxillaire. Au lieu de se contourner de manière à relever et à rétrécir la charpente du nez, celle-ci se dirige droit vers le haut. Par suite, l'espace interorbitaire est con- sidérablement élargi, et les os du nez ne peu- vent se joindre que sous un angle très ouvert. On voit que la forme et la disposition de ces par- ties osseuses commandent et expliquent les carac- tères extérieurs signalés plus haut. M. Flower a insisté comme je l'avais fait sur ce que ces traits de la face osseuse ont de tout particulier. Chez les Aêtas purs, ils se retrouvent aussi marqués que chez les Mincopies.

1 La capacité crânienne est, d'après M. Flower, de 1244 centi- mètres cubes seulement chez les hommes, de 1128 centimètres cubes chez les femmes. Broca avait trouvé des nombres plus élevés ; mais il n'avait que sept têtes à sa disposition. Le même observateur donne comme moyenne de la capacité crânienne chez cent vingt-qua- tre Parisiens modernes, les nombres de 1558 centimètres cubes pour les hommes et 1337 centimètres cubes pour les femmes. La moyenne la plus basse qu'il ait rencontrée est celle des Nubiens (1329 et. 1298 centimètres cubes). On voit que les Mincopies, comme le pense M. Flower, seraient au dernier rang des races humaines sous ce rapport. Mais les observateurs n'ont cité que les chiffres bruts trou- vés par eux; ils n'ont pas tenu compte de la taille. Or, on sait que le poids du cerveau croît et décroît presque proportionnellement à la hauteur du corps et il ne peut guère qu'en être de même de la capa- cité de la boîte qui renferme l'encéphale.

I2Ô

PYGMÉES ORIENTAUX

Après avoir longuement et minutieusement étudié vingt-quatre têtes osseuses de Mincopies, M. Flower écrivait : « Mon impression actuelle est que je ne manquerai jamais de reconnaître pour ce qu'il est le crâne d'un Andamanien de pure race, et que jamais je n'ai vu un seul crâne, venant d'une autre partie du monde, que je pusse attribuer à un de ces insulaires1. » Ces paroles de l'éminent anatomiste anglais feront comprendre comment on peut poursuivre et reconnaître ce type, même bien loin des lieux il a conservé sa pureté. Les ca- ractères craniologiques ont une grande persistance. Quand le croisement intervient, ils se modifient parfois réciproquement; mais souvent aussi, d'or- dinaire peut-être, il se fait une sorte de partage, et les deux types sont représentés, sur la tête des métis, chacun par un certain nombre de traits parfaitement accusés. Quand ces traits sont très spéciaux, comme ceux que je viens de signaler, on les reconnaît bien vite. Voilà comment à une épo- que où notre opinion a paraître quelque peu paradoxale, nous avons pu, M. Hamy et moi, attester que l'élément négrito a joué un rôle plus ou moins considérable dans la formation des popu- lations du Bengale et du Japon.

Au point de vue physiologique, nous n'avons guère à dire des Négritos que ce qu'une foule de

1 Chez les Négrito-Papous, on retrouve à peu près les mêmes traits, quoique un peu moins accentués. (Loc. cit., p. 112.)

CARACTÈRES P H YS I O LO G I QUE S 12 J

voyageurs ont rapporté au sujet de presque toutes les populations sauvages. Toutefois, les Mincopies qui ont été le plus sérieusement étudiés à ce point de vue, présentent quelques particularités intéres- santes à signaler.

Quoique franchement Nègres par la couleur de leur peau, les Mincopies n'exhalent pas l'odeur rebutante qui paraît caractériser toutes les races d'Afrique appartenant à ce type ; et leur haleine est douce, à moins qu'ils n'aient mangé quelques mets qui la rende désagréable. Man cite en parti- culier la chair de tortue comme produisant cet effet.

Malgré l'exiguïté de leur taille et la rondeur de leurs formes, la force musculaire est relativement grande chez ces insulaires. Ils se servent avec aisance d'arcs que les plus robustes matelots an- glais ne pouvaient même pas bander1. Man fait observer avec raison que l'habitude entre pour une forte part dans cet exercice. Mais il faut plus que de l'adresse pour lancer une flèche qui, armée d'une simple coquille, traverse les vêtements euro- péens et s'enfonce profondément dans les chairs à. une distance de 40 à 50 mètres.

En parlant de la rapidité de leur course, Mouat emploie la balle, le boulet, comme terme de com- paraison. Les détails donnés par Man permettent de penser qu'il y a une certaine exagération.

1 Mouat, loc. cit., p. 321.

128

PYGMÉES ORIENTAUX

Mais un point sur lequel les deux observateurs s'accordent, c'est lorsqu'il s'agit de l'acuité du sens. Mouat nous dit que les Mincopies distinguent à l'odeur les fruits cachés dans l'épais feuillage du jungle. Man assure qu'ils reconnaissent à l'aide seule de l'odorat, sur quelles fleurs ont butiné les abeilles dont ils recueillent le miel. La vue et l'ouïe sont aussi d'une finesse extrême. Toutefois le pre- mier de ces sens est plus développé chez les tribus qui vivent dans le jungle, le second chez les habi- tants de la côte. Ces derniers, par la nuit la plus noire, percent de leur harpon les tortues qui vien- nent respirer à la surface de l'eau, guidés seule- ment par le très faible bruit qu'elles font en pareil cas.

La vie est courte chez les Minpopies, bien que la durée de la première période de développement ait presque la même durée que chez nous. Les hommes sont pubères vers l'âge de seize ans, les femmes à quinze ans. Mais la vie moyenne est d'environ vingt-deux ans seulement, et l'âge de cinquante ans est pour eux l'extrême vieillesse.

L'histoire pathologique des Mincopies présente quelques traits qui méritent notre attention. Un cipaye déserteur, qui a longtemps vécu parmi eux, et à qui Mouat et Owen ont emprunté bien des renseignements , a signalé les maladies dont souffraient ces insulaires avant l'arrivée des Euro- péens. Il a signalé l'asthme, le rhumatisme, les diarrhées, les fièvres intermittentes, etc. Il a déclaré

MALADIES 12Q

y

formellement n'avoir observé ni syphilis, ni maladie éruptive; il ne mentionne même pas la phtisie, et il est permis de conclure de son silence que pen- dant son séjour cette maladie était aussi inconnue aux Andaman qu elle l'était jadis dans les archi- pels du Pacifique, qu'elle dépeuple aujourd'hui1,

La création de rétablissement pénitentiaire a cruellement modifié cet état de choses. Man donne à ce sujet des détails précis. Quelques convicts indous ont apporté avec eux la syphilis, qui s'est rapidement propagée dans toute la population par suite de la coutume qu'ont les femmes de donner le sein à tous les nourrissons de la tribu. La va- riole n'avait pas, il est vrai, paru aux Andaman au départ de notre informateur. Mais en 1877, la rougeole, introduite par quelques convicts de Ma- dras, envahit deux îles de l'archipel, frappa la plus grande partie de la population, et un cinquième environ des malades moururent.

M. Man place la phtisie au nombre des maladies qu'il a observées, mais je viens de dire les raisons qui permettent de la regarder comme étant d'in-

i J'ai depuis bien longtemps signalé la phtisie comme étant bien probablement la cause de la mortalité étrange des Polynésiens. (Bul- letin de la Société d'anthropologie, t. I, 1860, p. 342.)' J'ai été plus affir- matif dans l'ouvrage que j'ai publié sous le titre de : Les Polynésiens et leurs Migrations (p. 76). Je puis l'être bien plus encore aujourd'hui, des études récentes ayant démontré que la phtisie héréditaire en- traine non seulement la mort de l'individu, mais aussi son infécondité. Ainsi s'expliquent à la fois la mortalité exagérée et la natalité si sin- gulièrement diminuée qui concourent à l'extinction des Polynésiens

Q_U ATREFAGESjPygméeS. o

I3O PYGMÉES ORIENTAUX

troduction récente. Cette conclusion me semble confirmée par le fait qu'a signalé assez récemment

Fig. 19. William Lanné.

M. Ellis1. On retrouve aux Andaman le doulou-

1 Report of researches into the language of the South Andaman island front the papers of T. H. Man, 1882. Ce travail a été réimprimé à la suite du livre de Man.

EXTINCTION PROCHAINE 1 3 I

reux phénomène constaté en Océanie, partout sont arrivés les Européens. Ici comme à Taïti, aux Marquises, à la Nouvelle-Zélande, etc., la mortalité a grandi considérablement, en même temps que la natalité diminuait. Le nombre des décès l'emporte de beaucoup sur celui des naissances. La popula-

Fig. 20. Truganina ou Lalia-Rookh, d'après le buste moulé par Dumoustier.

tion de l'île du Sud, qui au moment de la prise de possession comptait 1500 âmes, était réduite à 500 en 1882. En vingt-quatre ans elle avait dimi- nuée des deux tiers.

132 PYGMÉES ORIENTAUX

Il est évident que la phtisie est à l'œuvre dans ce petit archipel; et bien qu'il n'y ait pas eu ici de guerre noire, bien que les Anglais aient agi presque paternellement envers les insulaires, les Mincopies sont destinés à disparaître en peu d'an- nées, comme ont disparu les Tasmaniens \

* La race qui peuplait la Tasmanie n'est plus aujourd'hui repré- sentée que par quelques métis. Le dernier homme de race pure, William Lanney ou Lanné, est mort en 1869 (fi g. 19) ; la dernière femme, Truganina, l'héroïne de la guerre noire, s'est éteinte en 1877 (fig. 20). On a voulu rendre les colons anglais responsables de cette extinction totale d'une race humaine; et certes leur conduite envers les indigènes a trop souvent fourni de sérieux prétextes à cette accu- sation. Mais j'ai montré ailleurs que la principale cause de la dispa- rition des Tasmaniens a été ce que j'appelais alors le mal d'Europe, lequel n'est aujourd'hui pour moi autre chose que la phtisie. (Journal des savants, mars, 1879, p. 157.) Cet article a été reproduis dans mes Hommes fossiles et Hommes sauvages, p. 398.

CHAPITRE IV

CARACTÈRES INTELLECTUELS, MORAUX ET RELIGIEUX DES M INCOPIES

Caractères intellectuels des Mincopies. Langage. Tra- duction de l 'Oraison dominicale. Rapport des langues mincopies avec les langues dravidiennes. Dialecte poéti- que. — Diversité des langues. Numération ; pauvreté remarquable. Intelligence générale. État social ; tribus.

Hiérarchie. Famille. Monogamie. Horreur de l'inceste. Le gardien de la jeunesse. Cérémonies nuptiales. Allaitement. Adoptions. Noms. Ini- tiations. — Délicatesse dans les rapports sociaux. Pro- priété. — Hospitalité. Rixes. Guerres. Funérailles.

Deuil. Conservation et usages dés ossements. Industries. Feu. Dessin. Musique. Logement.

Poteries. Armes. Outillage des Mincopies, Application à l'homme tertiaire de Thenay. Vêtement.; parure, Nourriture.

Caractères moraux. Notion du crime et du péché. Pudeur. Influence corruptrice des Européens.

Caractères religieux. Dieu suprême. Sa famille. Divinités malfaisantes. Soleil; lune. Triple m.ture de l'homme. Enfer et paradis. Métempsycose. Résur- rection. — Les premiers hommes. Déluge. Légendes. Superstitions diverses. Notions religieuses élevées chez les sauvages. Binouas. Dieu suprême et chamanisme ou fétichisme. Exemples divers. Conclusion,

Tant qu'il s'est agi des caractères physiques, j'ai pu comparer pour ainsi dire terme à terme

134 CARACTÈRES DES MINCOPIES

les Mincopies et les autres Négritos. En passant aux caractères intellectuels, moraux et religieux, il est bien difficile d'agir de même, parce que nous manquons trop souvent de renseignements au sujet tantôt de Tune, tantôt de l'autre des popula- tions noires du continent et des grands archipels de l'extrême Orient.

Les Mincopies seuls nous sont aujourd'hui bien connus, grâce surtout aux publications de M. Man. Attaché pendant onze ans à l'établissement pénite- cier des Andaman, chargé pendant quatre ans de tout ce qui concernait le gouvernement et la direction des indigènes, cet homme d'intelligence et de cœur s'est attaché à ces insulaires, a appris leur langue, a su gagner leur confiance, et s'est efforcé de les faire connaître à tous les points de vue. Il a mis ainsi à notre disposition tous les éléments d'une véritable monographie.

J'ai donc été conduit à les prendre encore pour type, et à faire d'abord leur histoire sans aucune interruption, sauf à placer à la fin de ce tableau, qui pourra être assez complet, le peu que nous savons de leurs frères.

Caractères intellectuels.

Langage, Entièrement étranger aux études linguistiques, je ne puis que consigner ici sans les discuter les renseignements obtenus par les voya-

LANGAGE 135

geurs et les linguistes, tout en me permettant une observation générale.

De toutes les langues employées par les Négri- tos, les plus importantes à étudier seraient sans contredit celles des Mincopies. Grâce à l'isolement à peu près absolu dans lequel ont vécu ces insu- laires, surtout dans les îles de laGrande-Andaman L, le langage n'a s'altérer chez eux que par suite d'une évolution naturelle et en dehors de toute influence étrangère. Or ce langage remonte à coup sûr à une antiquité très haute et a probablement précédé tous ceux qui se parlent aujourd'hui à Ma- lacca, au Siam et peut-être dans l'Inde elle-même. A ce titre la connaissance en serait évidemment du plus haut intérêt, au point de vue de l'ethno- logie aussi bien que de la linguistique.

C'est ce que paraît avoir compris M. E.-H. Man. Avant lui Symes, Colebrooke, Roepstorff, Tickel, etc., s'étaient bornés à recueillir de courts vocabulaires. Mis journellement en rapport avec les indigènes par suite même de ses fonctions, M. Man a appris leurs langues ainsi que je l'ai déjà

1 On sait aujourd'hui que les terres désignées encore assez récem- ment sous le nom de Grande-Andaman forment en réalité trois îles séparées par d'étroits canaux. (The Andaman Islands, by E.-H. Man, Esq. ; Journal of the anthropological Institute, t. VII, p. 105.) Dans ma première Etude sur les Mincopies et la race négrito en général, j'ai mon- tré que Ton trouvait des signes de métissage dans la Petite-Andaman, placée au sud des précédentes. (Revue d 'anthropologie, t. I, p. 213.)

i 5O CARACTERES DES MINCOPIES

dit; il en a fait le sujet de plusieurs publications1; il a recueilli un vocabulaire d'environ six mille mots2; il a traduit en une d'elles la prière que répètent tous les chrétiens, et Fa publiée avec un commentaire et des notes dues au lieutenant R. C Temple3. Dans deux communications, le colonel Lane Fox a reproduit cette traduction4 et résumé trop brièvement les conclusions générales des au- teurs5, je traduis textuellement ce qu'il dit de ces dernières et crois aussi pouvoir être utile ou agréable aux lecteurs occupés de linguistique en transcrivant ici le document qui a servi de point de départ à cette étude0. Cette traduction est faite dans la langue de la tribu qui occupe l'île méridio-

1 Indépendamment du travail que je cite plus particulièrement ici, M. Man a donné des détails très circonstanciés dans son livre (p. 4<> et 195).

2 C'est principalement sur ce vocabulaire et sur les phrases entières données par M. Man dans l'appendice F de son livre qu'est basé le travail de M. Ellis que j'ai cité plus haut.

3 The Lord' s Prayer translated into Bojig-ngi-ji-da, by E.-H. Man, with préface and notes by R. C. Temple. Calcutta, 1877.

4 The Andaman islands (Journal of the anthropologie al Institute, vol. VII, p. 108).

5 Observations on Mr. Man' s collection of Andamanese and Nicobarese . abjects (ibid., p. 434).

G He Maw-rô kôktâr-len yâtê môllâdûrû Ab-Mâyôla..

O Heaven in (is)whe our (lit. ail of us of ) Father. Ngîa ting-len dai-î-î-mûgû-en-inga îtân. Ngôlla-len môllâdûrû Thy name-to be révérence paid Let. You (to) we ail meta mâyôla ngenâke ab-chanag iji-la bêdig. Maw-rô kôktâr-len our chief wish for suprême only and. Heaven in tegî-lut-malin y aie ngîa kânik, kâ-ûbada ârla-len ârla-len is obeyed which thy will, in the same way ever (daily, always)

RAPPORTS LINGUISTIQUES 137

nale de la Grande-Andaman, se trouve Port- Blair, siège de rétablissement anglais.

L'étude des vocabulaires que je viens de rappeler avait conduit Latham à admettre quelques rap- ports entre le mincopie et le birman1. Pruner- Bey a signalé quelques traits communs entre le mincopie et le néo-calédonien 2. Hyde Clarke a cru découvrir dans la langue andamanienne des affini- tés avec celle de plusieurs populations de l'Asie, de l'Afrique et des deux Amériques3.

Dans leurs premières publications, MM. Mari et Temple avaient admis qu'il existe certains rapports entre les langues mincopies et les langues dravi- diennes, australiennes et scythiques. En revenant sur ce sujet, le second de ces collaborateurs, a développé et précisé ses appréciations que je résume brièvement4,

èrem-len îtan. Ka-wai môllâardârû-len ârla-nackan earthon Let. This day ail of us to daily (lit. daily like)

yât man. Môllârdûrû mol-oichik-len tigrel yaté ôloichik-lm food give. We ail us (to) i. e. agst offend who them ârtîdûbû. Mollàrdûrii-lev ôtig-ûjûnha ttân ya-ba, doua môllârdûrû-len forgive. Us ail (to) be tempted let not, but us ail (to) abja-bag-tek ôtrâj. evil from deliver.

Ngôl kicbi-kan kanake! (Do) thou thus order (i. e. Amen!).

1 Latham , Eléments of comparative philology , p. 59. *Pruner-Bey, Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris, 1866, p. 12 et 13.

3 Hyde Clark, Journal of the anthropologie al Institute, vol. IV, p. 467.

4 E.-H. Man, The Andaman islands (Journal of the anthropological Institute, vol. VII, p. 105). La prière dominicale a été traduite dans la

138 CARACTÈRES DES MINCOPIES

Pour M. Temple, les langues mincopies sont avant tout purement et simplement agglutinati- ves. Toutefois elles constituent un groupe spécial et parfaitement distinct de tous les autres, en ce qu'elles font usage à la fois et très largement de particules affixes et suffixes. Dans l'emploi des premières elles ne diffèrent pas des autres langues agglutinatives ; dans celui des secondes, elles sui- vent des principes bien connus, dit l'auteur, des langues sud-africaines. Ce développement complet de l'emploi des deux sortes de particules constitue, aux yeux de M. Temple, une exception unique. C'est à la présence de certains préfixes qu'il attri- bue la possibilité pour les Mincopies de former souvent de longs mots composés, d'une nature presque polysynthétique, ou qui représentent par- fois une phrase complète.

En présence de ces diverses appréciations, il est difficile de ne pas songer aux rapports signalés par tant de linguistes, entre autres par M. Maury, comme existant entre les langues dravidiennes afri- caines et australiennes1. MM. Man et Temple ajoutent un troisième groupe linguistique aux précédents. Or ce dernier venu a bien probablement précédé

langue de la tribu qui occupe l'île méridionale de la Grande-Anda- man, île se trouve Port-Blair, siège de l'établissement anglais.

* La Terre et l'Homme, 5e édition, p. 548. M. Maury est, en outre, disposé à rattacher ces deux groupes de langue au me do-scyt bique, parlé probablement, dit-il, par les tribus indigènes de la Médie et de la Susiane.

DIALECTE POÉTIQ.UE 139

les deux autres. Tout tend de plus en plus à dé- montrer que la race négrito, dont les Mincopies sont les représentants les plus purs, est l'élément nègre fondamental de toutes ou de presque toutes les tribus dravidiennes et de celles qui, sans parler une langue de ce nom, leur ressemblent par les caractères physiques. S'il en est bien ainsi, n'est-il pas permis de penser que Ton trouvera dans les langues mincopies le substratum de cette famille lingustique ? En tout cas, il y a un problème intéressant à résoudre, et nous devons faire des vœux pour que MM. Man et Temple poursuivent des recherches qui déjà les ont conduits à d'aussi curieux résultats.

Indépendamment du langage usuel, les Minco- pies ont un dialecte poétique dont ils font usage pour leurs chants. Ici, dit M. Man, tout est subor- donné au rythme, et le compositeur jouit de la plus entière liberté. Il modifie non seulement la forme des mots, mais aussi la construction gram- maticale. L'exemple cité par notre auteur me semble devoir justifier ses dires, aux yeux d'un juge même fort peu compétent1.

M. Man revient d'ailleurs, à plusieurs reprises, sur un fait important, déjà signalé par lui, savoir qu'il y a aux Andaman autant de langues par-

1 La phrase usuelle, Mija yadi chebalen la kachire (who missed the hardbacked-turtle ?) devient dans le refrain d'une chanson : Cheklu ya laku mejrc.

I4O CARACTÈRES DES MINCOPIES

faitement distinctes qu'il y existe de tribus. La différence, avait-il dit, est telle, « qu'un habitant de la Nord-Andaman est aussi complètement in- capable de se faire comprendre par un natif de la Sud-Andaman, qu'un paysan anglais le serait s'il s'adressait à un Russe1. »

Or M. Man compte huit tribus dans les quatre îles qui représentent l'ancienne Grande-Andaman des géographes, et ces quatre îles égalent à peine en surface la plupart de nos départements2. L'île du milieu, qui ne représente pas la moitié de l'aire totale, possède à elle seule quatre tribus. Le nom- bre de ces langues, parlées par des populations incontestablement de même race, admettant elles- mêmes leur origine commune, et juxtaposées sur un territoire aussi restreint sans être séparées par de véritables barrières, est certainement un fait des plus curieux et qui contraste étrangement avec ce qui existe en Polynésie.

On sait qu'ici, en dépit de l'espace et des migra-

1 On Mr. Mans collection of Andamanese and Nicobarese objects, by major gênerai Lane Fox,/. R. S. ( Journal oftbe anthropologicallnstitute, vol. VII, p. 436).

2 Les terres longtemps désignées sous le nom de Grande-Andaman ont été reconnues comme formant quatre îles distinctes, séparées par d'étroits canaux et que l'on a nommées North Andaman, Middle Andaman, South Andaman et Rutland. L'ensemble de ces îles s'éten- dant presque directement du nord au sud n'a pas plus de 250 kilo- mètres de longueur et 32 kilomètres environ dans sa plus grande largeur. (Map of the Andaman islandsillustrating the distribution of the tribu. Loc. cit., p. 69.)

MULTIPLICITÉ DES LANGUES 141

tions lointaines, la langue originaire adonné nais- sance à de simples dialectes ; si bien que les insulaires de Taïîi, de l'île de Pâques ou de la Nouvelle-Zélande peuvent d'emblée se comprendre et causer entre eux. Les Mincopies ont d'ailleurs conservé le souvenir d'un temps antérieur à la division des tribus et à la séparation des langages. Je reviendrai sur ce point en parlant de leurs tra- ditions.

M. Man n'a appris à fond qu'une seule de ces langues, et il a pris soin de prévenir que tous les détails donnés par lui s'appliquent à celle que par- lent les Bojigngijida1 de la Sud-Andaman. Je ne saurais suivre l'auteur sur ce terrain et me borne à signaler la multiplicité des mots employés pour rendre les pronoms possessifs et adjectifs, selon qu'il s'agit d'objets inanimés, d'un être humain, des diverses parties du corps ou de parents à un degré déterminé. M. Man compte sept mots dif- férents se rapportant à la tête, aux membres, au tronc, etc., et huit mots applicables à la mère, au fils, au frère aîné ou cadet,

Quoique bien incomplètes, les indications précé-

1 Dans sa première communication M. Man écrivait ce nom Bojin- gijida. (Journal of the anthropological Institute, vol. VII, p. 107.) La syllabe da, qui termine ces deux noms, est une particule qui s'ajoute à la plupart des substantifs ou des adjectifs et à plusieurs abverbes. lorsqu'ils sont isolés ou bien placés à la fin d'une phrase. L'usage en étant d'ailleurs facultatif, M. Man la place habituellement entre paren- thèses, et écrit Bojingiji (da), (Journal of the anthropological Institute vol. XI, p. 269.)

142 CARACTÈRES DES MINCOPIES

dentés suffisent, je pense, pour montrer combien on s'est mépris lorsqu'on a représenté tout récem- ment encore les langues mincopies comme arrê- tées à un état rudimentaire et ne comprenant qu'un petit nombre de mots la plupart mono- syllabiques.

Numération. Cette richesse, au moins rela- tive, du langage en général n'en fait que mieux ressortir son excessive pauvreté en ce qui touche la numération. L'Andamanien n'a de nombres car- dinaux que pour exprimer un et deux. Au delà il compte jusqu'à dix, en se touchant successive- ment le nez avec chacun de ses doigts et ajoutant chaque fois les mots : encore celui-ci. Mais il ne va pas plus loin; et, pour des nombres de plus en plus élevés, il n'emploie que les expressions générales : plusieurs, beaucoup.

Il possède pourtant six nombres ordinaux De plus, les mots qui expriment ces nombres ne res- tent pas toujours les mêmes. Ils varient parfois avec le chiffre des individus ou des objets dont on parle. Mais au delà du sixième rang, on retrouve les termes généraux.

Il est évident qu'ici la misère de la langue trahit une lacune dans les fonctions intellectuelles de ces insulaires.

L'absence de notions numériques a été souvent signalée chez diverses populations sauvages; mais je ne crois pas que l'on ait encore constaté rien d'aussi complet dans ce genre. A cet égard,

FACULTÉ D'APPRENDRE 143

les Mincopies doivent être placés au dernier rang des populations humaines.

Ils ne sont guère plus forts en astronomie, et restent, sous ce rapport, inférieurs aux Tasma- niens et aux Australiens, qui distinguent diverses étoiles et des constellations auxquelles se ratta- chent des légendes. Les Andamaniens n'ont donné de nom qu'au baudrier d'Orion et à la voie lactée, qui est, selon eux, le chemin des anges. Toutefois ils ont su reconnaître les quatre points cardinaux, les phases de la lune dans leurs rapports avec la marée, et ils ont partagé la journée de vingt-quatre heures en treize périodes ayant chacune son nom particulier .

Intelligence générale. Cette infériorité des Min- copies au point de vue de notions que l'on pourrait appeler scientifiques, les autres défaillances que Ton peut signaler dans leurs manifestations intel- lectuelles ne tiennent pas d'ailleurs à une incapacité radicale. Le docteur Brander, chargé pendant quel- que temps de l'hôpital aux Andaman, a fort bien remarqué que leur esprit semble endormi par suite de leur vie sauvage, mais qu'il se réveille aisément. L'expérience a montré que, jusqu'à l'âge de douze à quatorze ans, les petits Mincopies montrent autant d'intelligence que les enfants du même âge appar- tenant à nos classes moyennes. L'un d'eux, élevé à l'école des orphelins, lisait, écrivait et parlait cou- ramment l'anglais et l'urdu, sans avoir pour cela oublié sa langue maternelle. 11 avait aussi fort bien

144 CARACTÈRES DES MINCOPIES

appris l'arithmétique. M. Man ajoute que ce n'est pas un cas exceptionnel ; qu'il pourrait citer d'autres exemples du même genre et entre autres celui d'un jeune homme supérieur encore à l'élève dont a parlé le docteur Brander. On peut donc admettre hardiment qu'une éducation convenable placerait bientôt les Mincopies au niveau de bien des peuples qui leur sont aujourd'hui fort supé- rieurs.

État social, tribus. En attendant que ce mo- ment soit venu, leur organisation sociale les relève déjà quelque peu. Toutefois, exclusivement chas- seurs ou pêcheurs, ils ont subi les nécessités im- posées par leur genre de vie. La population s'est pour ainsi dire émiettée. Nous avons vu qu'on compte huit tribus dans ce qu'on a appelé la Grande-Andaman. Une neuvième habite la Petite- Andaman tout entière et a, de plus, envoyé des colonies aux îles Rutland et Sud-Andaman, elles vivent dans un état d'hostilité continuelle avec les tribus d'origine locale. Voici les noms et la distri- bution de ces neuf tribus d'après le dernier Mémoire de M. Man.

Nord- Andaman. Aka-Chariar (da), Aka-jaro (da).

Ile du Milieu. Aka-Kol (da), Aka-Kédé (da), Oko-juwai (da), Aka-Bouig-yab (da).

Sud-Andaman et île Rutland. Bojigngiji (da). P élit- Archipel. Aka-Balawa (da). Petite- And aman. Jarawa (da).

TRIBUS 145

Toutes les tribus de l'ancienne Grande-Andaman et du petit archipel qui s'y rattache ont les mêmes mœurs et les mêmes industries et se reconnaissent pour sœurs. Les habitants de la Petite-Andaman, encore mal connus, paraissent présenter quelques différences, dues peut-être, pense M. Man, à l'in- fluence des Nicobariens. J'ai signalé ailleurs un fait d'où il résulte que cette extrémité méridionale de l'archipel avait subi quelques-uns de ces mé- langes accidentels presque impossibles à éviter, mais auxquels la Grande-Andaman semble avoir pourtant échappé.

On a maintes fois affirmé que l'intérieur des Andaman était inhabité et inhabitable à raison de l'épaisseur des jungles et de l'absence d'arbres à fruit. Ces assertions ne sont rien moins que fon- dées.

C'est un fait que M. Man a mis hors de doute. Comme je l'ai dit plus haut, chaque tribu comprend des habitants des côtes (aryoto) et des habitants de L'intérieur (eremlaga), formant deux grandes divi- sions ayant chacune son grand chef indépendant (maïaigla). A leur tour ces deux populations se subdivisent en un nombre indéterminé de petits groupes ou communautés, comptant de vingt à cinquante individus, et possédant toutes leur chef secondaire (maïola) qui reconnaît l'autorité du chef principal. Mais cette autorité est en somme peu de chose. Elle se borne à peu près à régler les mouve- ments de la tribu ou du groupe, à organiser les

Q.uatrefages, P y g m é e s . IO

i CARACTERES DES MINCOPIES

assemblées et les fêtes. Du reste, ni le grand ni le petit chef ne peuvent punir ou récompenser. Leur influence est donc toute morale. Elle n'en est pas moins très réelle et considérable, principalement sur les jeunes gens non mariés, qui servent les chefs avec zèle et leur évitent les travaux les plus pénibles. La dignité de chef est élective, mais passe le plus souvent au fils, si celui-ci remplit les conditions voulues.

La femme du chef a parmi ses compagnes un rang analogue à celui qu'occupe son mari parmi les hommes. Devenue veuve, elle garde ses privi- lèges, si elle a des enfants. Dans le cas contraire,- elle perd sa haute position.

Mariage, famille. Quelque simple et rudi- mentaire que soit cette organisation sociale, elle suffit évidemment à tous les besoins de ces petites sociétés. Elle répond aussi à certaines exagérations trop facilement acceptées au sujet des Mincopies, Ce que M. Man nous apprend relativement à la constitution de la famille montre encore mieux combien ces insulaires avaient été calomniés par ceux qui avaient accueilli sans y regarder de près les dires de quelques voyageurs. Duradawan pré- tendait qu'on lui avait donné en mariage la mère et la fille; M. Brown, sir Edouard Belcher, ont affirmé que l'union des époux cesse au sevrage de l'enfant et que les deux conjoints redeviennent libres. On ajoutait que le mariage tel que nous l'entendons leur est inconnu et qu'il existait chez

FAMILLE 1 47

eux une véritable promiscuité. Tenant compte de quelques détails recueillis par M. Day1, j'avais fait depuis longtemps les réserves les plus expresses au sujet de ces assertions et des conséquences qu'on en avait tirées. On va voir jusqu'à quel point j'ai eu raison.

Chez les Mincopies comme chez bien d'autres populations sauvages, les jeunes gens des deux sexes jouissent, avant le mariage, d'une liberté égale. Mais, ajoute M. Man, en dépit de cette faci- lité de mœurs, les jeunes filles conservent dans leurs manières la plus stricte modestie. Diverses précautions sont prises d'ailleurs pour rendre difficiles les rapprochements trop intimes ou pour arrêter ces relations passagères. Mais, lors- qu'une jeune fille devient enceinte, le gardien de la jeunesse fait une sorte d'enquête pour dé- couvrir le père de l'enfant; celui-ci ne se refuse jamais à accorder la réparation qu'on lui de- mande, et le mariage régularise la position des amants.

Les Mincopies sont strictement monogames. La bigamie, la polygamie, leur sont inconnues, et le mariage est pour eux chose sérieuse. Souvent les parents fiancent des enfants en bas âge ; et, quoi qu'il arrive, ce contrat doit avoir son effet, peu après que les jeunes gens ont atteint l'âge voulu. La jeune fille fiancée est considérée comme étant

Day, Observation on the Andamanese, p. 160

148 CARACTÈRES DES MIN COPIES

déjà femme, et une faiblesse de sa part serait regardée comme un crime.

Tout mariage entre parents est absolument inter- dit jusqu'au dernier degré reconnu par ces insu- laires. Cette règle s'étend à la parenté par adop- tion, mais non à la parenté par alliance. Nos unions entre cousins germains sont, aux yeux des Min- copies, hautement immorales, et ils nous en font un reproche. Ils justifient ainsi une fois de plus l'observation générale faite par un auteur anglais, savoir, que « c'est chez les peuples les moins civi- lisés que l'on trouve la plus grande horreur des mariages incestueux ».

Quand il s'agit d'un mariage ce ne sont pas les intéressés qui font les premières démarches. Ce soin incombe au gardien de la jeunesse, dont le devoir est de surveiller les liaisons existant entre ses su- bordonnés, et de reconnaître celles qui peuvent faire prévoir un attachement durable. Si un jeune homme ou un veuf est surpris dormant dans la hutte d'une jeune fille, le mariage s'ensuit néces- sairement. Mais cette union est considérée comme irrégulière et porte un nom particulier (tigwanga). Elle ne donne lieu à aucune cérémonie et entraîne une certaine déconsidération.

Le mariage est purement civil. Le jour venu, on se rassemble dans la hutte du chef. La fiancée reste assise, assistée de quelques matrones ; le fiancé est debout, au milieu des jeunes